Espace de libertés | Septembre 2014 (n° 431)

Libre examen: penser contre soi-même


Dossier

Le libre examen constitue la référence de l’Université libre de Bruxelles en termes de valeurs. Or si l’expression elle-même est relativement peu utilisée à l’extérieur de l’ULB, elle renvoie pourtant à un engagement central, héritage du Siècle des Lumières: l’usage de la raison critique.


Pourquoi le terme « libre examen » est-il utilisé massivement à l’ULB et nettement moins ailleurs ? (1) Les protestants ont inventé le libre examen des textes bibliques, c’est-à-dire la volonté, de la part du croyant, de retrouver un rapport direct au « texte révélé » en se passant de la médiation de l’Église, qui se prévalait de l’interprétation officielle de ces mêmes textes. L’autorité de la Bible (Sola Scriptura) remplace celle de l’Église catholique. Ce libre examen des textes n’a pas été d’abord entendu dans un sens politique, même si, avec le temps, ses implications démocratiques et antiautoritaires ne pouvaient pas ne pas se faire valoir. Le libre examen devait nécessairement un jour ou l’autre s’étendre à toutes les questions, mener à la critique de toutes les autorités, jusqu’à relativiser ou nier l’importance des Scriptura dans la vie des hommes et l’organisation de la société.

S’opposer aux despotismes

Mais au XVIIIe siècle, quand les Lumières étendent l’esprit critique à de nouvelles questions au risque de déplaire (Stendhal disait : « Tout bon raisonnement offense »), le mot « raison » est sous toutes les plumes. En revanche, l’expression « libre examen » n’est pas employée, sauf par les catholiques conservateurs qui en mettent en avant le danger (il sape le «principe d’autorité »). Ce n’est qu’après la Révolution française que le terme est utilisé dans son sens large et critique par un courant philosophique comprenant notamment Quinet, Constant et Guizot. Il entre alors dans le vocabulaire de la pensée libérale, mais en France, il ne quitte pas vraiment le domaine intellectuel et académique, tandis qu’en Belgique, au contraire, il est pris politiquement en charge comme cri de ralliement par le parti libéral et la franc-maçonnerie anticléricale. C’est en 1854 que Verhaegen, fondateur vingt ans plus tôt de l’Université libre de Bruxelles, définit, dans son discours au Roi, la «liberté d’examiner»: «Examiner, en dehors de toute autorité politique ou religieuse, les grandes questions qui touchent à l’homme et à la vérité… sonder librement les sources du vrai (et) du bien… tel est, Sire, le rôle de notre Université, telle est aussi sa raison d’être. » Verhaegen continue en opposant au « despotisme de la foi » la « liberté de conscience », au « despotisme du préjugé » la « diffusion des lumières » et au « despotisme de l’épée » le « dogme de la souveraineté publique » (2).

Or un adversaire redoutable met aujourd’hui en péril cet exercice de pensée : le communautarisme. Est communautariste celui qui, non seulement place au sommet de ses « préférences » les valeurs de son groupe d’appartenance, mais –aussi paradoxal que cela paraisse– fait également travailler les faits au profit de cette même communauté. Le progrès moderne –l’avancée du libre examen et des Lumières– consiste en un premier temps à permettre le choix personnel, « en conscience », des valeurs. Mais le progrès consiste aussi à se soumettre aux faits, dont l’établissement ne dépend évidemment pas de notre bon vouloir. Dans une société autoritaire basée sur les préjugés et la répression de la pensée libre, les valeurs sont imposées et le pouvoir use à sa guise des « faits » qu’il manipule (on relira avec profit à ce sujet 1984 d’Orwell). À l’exact opposé, dans une société « libre-exaministe », les valeurs sont posées librement, et les faits s’imposent rigoureusement à tout interlocuteur de bonne foi. C’est exactement ce que dit Henri Poincaré : « La pensée ne doit jamais se soumettre, ni à un dogme, niàunparti,niàunepassion,niàun intérêt, ni à une idée préconçue, ni à quoi que ce soit, si ce n’est aux faits eux-mêmes, parce que, pour elle, se soumettre, ce serait cesser d’être (3) ».

La pensée « cesse d’être » autant en se soumettant à des autorités qui, pour diverses raisons, imposent telle ou telle orientation de la vie, qu’en refusant de se soumettre « aux faits eux-mêmes ». Or un danger souvent méconnu du communautarisme réside dans la distorsion des faits. Si chaque communauté se dote de ses propres faits, c’en sera fini du libre examen.

Penser contre soi-même

À l’opposé de Sartre incitant à « penser contre soi-même » (4), le communautarisme signifie « penser contre les autres ». En général, la relation d’hostilité entre les communautés est telle que les préjugés dominent, basés la plupart du temps sur de supposés « faits » passés. Mais cette histoire est distordue. Chaque groupe sélectionne les faits qui l’arrangent, c’est-à-dire ceux qui sont censés montrer que l’Autre est un bourreau et les « nôtres » des victimes. Ces derniers ont subi une injustice, ils sont dans leur droit. L’autre communauté, « en face », fait exactement le même « raisonnement », mais en inversant les signes : elle sélectionne les moments historiques qui lui donnent raison et la placent en position de victime. Les faits retenus confortent le préjugé du groupe (l’Autre est « ontologiquement » un salaud). Les faits embarrassants aux yeux de chaque groupe –les cas où ses membres ont tort– sont soit niés, soit simplement passés sous silence, soit considérés comme résultant d’une résistance nécessaire à un Mal supérieur exercé par l’Autre.

Dans la pensée « contre les autres », le fait n’exige plus, à l’inverse ce que demande Poincaré, une « soumission » (non pas à une autorité humaine, mais à l’autorité de la raison et de l’expérience). Le fait est systématiquement mis à la disposition des pouvoirs communautaires. Certes, l’opposition entre communautés ethno-religieuses constitue à maints égards un phénomène relativement neuf, mais le raisonnement peut être étendu à l’atmosphère de guerre froide qui a régné en Europe de 1945 à 1989. En 1968, les étudiants parisiens criaient « CRS-SS » pour stigmatiser la répression, effectivement brutale, du mouvement par les forces de police. Mais cette comparaison pouvait malheureusement laisser entendre qu’après tout, les Schutzstaffel, organisateurs de la solution finale, n’étaient rien d’autre que des flics un peu trop brutaux… Dans le même temps, les communistes maoïstes parlaient des « erreurs » de Staline, comme si les immenses massacres dont il avait été responsable se réduisaient à des bévues. Les faits se trouvaient là également totalement communautarisés, « ventilés » entre deux camps qu’opposait la guerre froide. Personne ne se soumettait aux faits. Ces derniers ne résistent pas au communautarisme, qui les phagocyte au profit du préjugé.

Dans Lajja (La honte) (5), Taslima Nasreen, née dans l’État du Bangladesh au sein d’une famille musulmane, dénonce les violations des droits de la minorité hindoue par la majorité musulmane. Elle aurait pu tout aussi bien critiquer les exactions subies par la minorité musulmane en Inde. Ce faisant, elle aurait renforcé le préjugé communautariste –nous les victimes éternelles, eux les bourreaux « ontologiques ». Renforçant le sentiment victimaire d’identité, elle aurait été fêtée comme une héroïne. Au contraire, elle a décidé de se préoccuper d’abord des violations des droits de l’homme commises par les siens. Elle a été vilipendée, menacée de mort, condamnée à l’exil, mal protégée par l’Inde, elle qui avait pourtant si courageusement défendu la minorité hindoue au Bangladesh. Pour Taslima Nasreen, un fait est un fait, même et surtout s’il se révèle dérangeant et s’il contredit notre préjugé communautaire. C’est une héroïne du libre examen, un antidote humain qui, à ses risques et périls, nous montre la voie qui pourrait mener un jour à la déroute du communautarisme des faits (6).

 


(1) Pour ce qui suit, voir Jean Stengers, « L’apparition du libre examen à l’Université de Bruxelles », dans revue de l’Université de Bruxelles, octobre 1963/avril 1964, n°1-2-3.
(2) Stengers, op. cit., n°1, p. 60.
(3) Discours prononcé à l’ULB le 19 novembre 1909.
(4«[…] je fus amené à penser systématiquement contre moi-même au point de mesurer l’évidence d’une idée au déplaisir qu’elle me causait. » (Jean- Paul Sartre, Les Mots, Paris, Gallimard, 1964, p. 210)
(5) Taslima Nasreen, Lajja, Paris, Le Livre de Poche, 1996, 288 p.
(6) Voir Taslima Nasreen et Caroline Fourest, Libres de le dire, Paris, Flammarion, 2010, 320 p. C’est un dialogue remarquable à tous égards.