Espace de libertés | Septembre 2014 (n° 431)

La morale laïque contre l’«ennemi intérieur»


Dossier

Le projet de faire revenir la morale à l’école en France est devenu une obsession à droite comme à gauche (1). Le dernier en date de ces projets, celui de l’ancien ministre Vincent Peillon, présenté à la rentrée 2012, se distinguait surtout par son appellation. Ce n’est pas la morale qui sera enseignée, mais la morale «laïque». Ce projet est aussi confus que les précédents.


Derrière l’idée de morale laïque, comme l’ancien ministre de l’Éducation la conçoit, il y a la croyance que si on laisse les enfants réfléchir rationnellement, penser librement, en dehors de tout dogme religieux ou politique, ils reconnaîtront nécessairement la grandeur des « valeurs de la République » : solidarité, altruisme, générosité, dévouement au bien commun, etc. Cette croyance est naïve. La raison est malheureusement insuffisante pour justifier les « valeurs de la République ». Même si c’est regrettable, la réflexion rationnelle peut parfaitement aboutir à rendre attrayantes des valeurs comme l’égoïsme, la concurrence acharnée, la récompense au mérite, et même l’argent. On peut rejeter ces valeurs au nom du « vivre ensemble », mais on ne peut pas dire qu’elles soient irrationnelles.

Ce qu’il faudrait pour améliorer les choses, ce n’est pas plus d’autorité, de surveillance, de contrôle, mais plus de démocratie à tous les niveaux.

Le projet de l’ancien ministre de l’Éducation confond la question du juste et celle du bien. La première concerne nos rapports aux autres : dans quelle mesure sommes-nous respectueux, équitables, etc. ? La seconde est différente. Elle est celle de savoir ce qu’on va faire de soi-même: du style de vie qu’on veut mener, du genre de personne qu’on doit être, des ingrédients de la vie « bonne » ou « heureuse ». Faut-il être un épargnant raisonnable ou un flambeur ? Un lève-tôt qui essaie d’en faire le plus possible, ou un lève-tard qui essaie d’en faire le moins possible ? On peut concevoir un certain accord entre tous les citoyens sur l’importance du respect d’autrui, de l’équité ou de la réciprocité dans les relations interpersonnelles, c’est-à-dire du juste. C’est plus difficile à envisager pour le bien personnel, la vie bonne ou le sens de la vie. Pour éviter d’imposer des conceptions controversées du bien personnel à l’école, seule l’instruction civique, qui ne s’engage pas de ce point de vue, devrait y être envisagée. L’enseignement de la morale, au sens de l’éducation à la vie bonne ou heureuse, ne devrait pas y avoir de place. Bref, le projet est si bancal intellectuellement qu’on est bien obligé de se poser des questions sur le but qu’il vise vraiment.

Autrefois, les cours de morale étaient censés préparer les enfants de la République à devenir de braves petits soldats, courageux et disciplinés, bouleversés à la vue du drapeau national, connaissant La Marseillaise par cœur, et prêts à verser l’« impôt du sang » pour défendre la patrie contre ses ennemis extérieurs.

Aujourd’hui, l’enseignement de la morale semble plutôt dirigé contre un ennemi intérieur, une classe dangereuse qui ne partagerait pas les « valeurs de la République ». Lorsque Vincent Peillon proclamait un peu partout dans la presse qu’il était nécessaire de restaurer un enseignement de morale «laïque» à l’école, ce n’était évidemment pas parce qu’il s’inquiétait de l’immoralité des élèves de Louis-Le-Grand ou d’Henri-IV! Le projet était plutôt dirigé contre les «barbares» des quartiers défavorisés. Il visait aussi à séduire ceux que le flot de propos alarmistes sur la violence scolaire et la «montée de l’intégrisme» inquiétait ou effrayait. Avec son projet de morale « laïque », l’ancien ministre de l’Éducation nationale consacrait ainsi l’hégémonie de la pensée conservatrice sur le sujet de l’école, comme d’autres ministres de gauche l’ont consacrée, par leurs déclarations, sur les questions du travail sexuel, de l’homoparentalité, de l’immigration et de la sécurité.

Finalement, lorsqu’on s’interroge sur la possibilité même d’enseigner la morale dite « laïque » à l’école, on ne peut pas éviter de se poser des questions plus générales sur le contexte dans lequel les professeurs sont censés inculquer les valeurs suprêmes de la République : liberté, égalité, fraternité. Comment un enseignement de la fraternité pourrait-il être dispensé dans le contexte d’un système qui cultive la concurrence acharnée entre les élèves et les établissements scolaires ? Comment un enseignement de la liberté et de l’égalité pourrait-il être donné dans le contexte d’une institution organisée comme une armée, outrageusement centralisée et hiérarchisée, où les enseignants souffrent plus, finalement, de mépris et du contrôle permanent de leurs supérieurs que des provocations de leurs élèves ? (2)

Pour certains observateurs que l’état présent de l’école en France préoccupe, ce qu’il faudrait pour améliorer les choses, ce n’est pas plus d’autorité, de surveillance, de contrôle, mais plus de démocratie à tous les niveaux. En ce qui concerne les conduites « anti-sociales » à l’école, par exemple, ils constatent que les établissements dans lesquels les élèves participent à l’élaboration du règlement intérieur sont, par la suite, les moins exposés aux actes de violence (3). Cette hypothèse n’est probablement pas acceptée par tout le monde, mais elle mérite d’être explorée.

En tout cas, s’il fallait choisir entre deux moyens de rendre l’école plus satisfaisante pour ses membres, enseignants et élèves, ou bien introduire plus de démocratie à tous les niveaux, ou bien restaurer un cours de morale laïque, je n’aurais personnellement aucune hésitation.

Ce ne serait pas le cours de morale !

 


(1) Béguin François, « 1882-1912 : L’éternel retour de la morale à l’école », dans Le Monde, 3 septembre 2012.
(2) Goyet Mara, « À l’école des bureaucrates », dans Le Monde, 7-8 octobre 2012.
(3) Fize Michel, propos rapportés dans « Prof : un métier à risques », mis en ligne le 17 septembre 2012, sur www.direct-matin.fr.