Le site web d’Ateizm Derneği, la toute nouvelle association athée turque, a été fermé à la suite d’une décision rendue par un tribunal local d’Ankara en mars dernier. La raison: cette association «insultait les valeurs d’une religion, humiliait les croyances de certaines personnes et troublait la paix de la société».
Les termes portent à croire que l’association, fondée l’an passé, a publié des documents scandaleux. En réalité, elle a uniquement mis en ligne des articles critiques et des citations de Bakounine, Marx et autres du style «Il est évident que tant que nous aurons un maître au ciel, nous serons esclaves sur la terre». Conséquence: la fermeture du site web et de 48 autres –dont celui de Charlie Hebdo– à la suite d’une unique décision rendue par le tribunal local de Gölbasi, à Ankara.
Pas de droit de cité pour les athées
Pour comprendre le contexte dans lequel ce genre de censure est possible, examinons brièvement l’histoire récente du pays. En Turquie, l’athéisme a toujours subi la pression du gouvernement, en particulier après le coup d’État de 1980. Le nouveau régime militaire s’est en effet servi du système éducatif public pour créer une société plus conservatrice face à la «menace de la révolution communiste». Dans toutes les écoles primaires et secondaires du pays, les cours de religion –portant exclusivement sur la branche sunnite de l’islam– sont devenus obligatoires et les athées étaient contraints de les suivre.
Depuis 2002, la Turquie est dirigée par un gouvernement monopartite formé par l’AKP, le Parti pour la justice et le développement. Ce dernier trouve ses origines dans le mouvement islamiste et ses membres se définissent comme des «musulmans-démocrates», à l’instar des chrétiens-démocrates des pays européens. Ils dirigent néanmoins le pays d’une manière à laquelle la plupart des chrétiens-démocrates ne songeraient même pas. Après treize années à la direction du pays, l’AKP est critiqué par l’opposition pour avoir détruit les systèmes d’équilibre des pouvoirs, pour avoir transformé la Turquie en État-parti et pour utiliser des instruments publics et des médias contrôlés par le gouvernement pour contrer toute forme d’opposition. En outre, le gouvernement mène ouvertement campagne contre la séparation des pouvoirs, clamant que le pouvoir judiciaire ralentit son action et limite finalement son indépendance.
Démocratie en danger
Sans plus aucun pouvoir en place pour arrêter le gouvernement, l’islamisation de la société turque se renforce plus que jamais. À de nombreuses reprises, le président Recep Tayyip Erdoğan a déclaré ouvertement que son but était de créer une « génération pieuse » (1), un projet qui a déjà commencé à travers des réformes de l’éducation. L’islamisation du système éducatif mériterait de faire l’objet d’un article détaillé, mais, dans l’ensemble, on peut affirmer que ces politiques ont progressivement polarisé la société en deux camps, celui des islamistes et celui des laïques.
Erdoğan est à la tête de cette transformation de la Turquie depuis 13 ans, d’abord comme Premier ministre et aujourd’hui comme président. Surnommé « Erdoğan djihadiste » (2) par ses supporters, il a un jour déclaré: « La démocratie, c’est comme un train, on descend à la gare de son choix. » (3) Et il semble que la gare en question ne soit plus très loin. De nombreux experts indiquent que la Turquie est devenue ou est en passe de devenir une pseudodémocratie, avec des élections mais peu de droits et de libertés, comparant Erdoğan à Poutine, al-Sissi et Orbán (4).
Depuis des années, les athées sont régulièrement la cible des discours d’Erdoğan. Selon les rapports de l’International Humanist and Ethical Union (IHEU), ce dernier assimile dans ses déclarations l’athéisme au terrorisme. Ozgur Korkmaz, journaliste au Hurriyet Daily News, la version en anglais du principal quotidien de Turquie, qualifie l’attitude d’Erdoğan d’ »athéophobie » (5).
Une sanglante chasse aux «enfants de Satan»
Mais il serait injuste d’affirmer que tous les torts incombent à Erdoğan. Il n’est pas le seul responsable: l’histoire de tout le mouvement islamiste turc est émaillée de discriminations, de meurtres et même de massacres contre les athées. En 1990, Turan Dursun, un ancien imam devenu athée et écrivain, a été assassiné par le Mouvement de l’organisation islamique pour avoir «insulté l’islam». Et pendant toute la décennie qui a suivi, le Hezbollah turc (à ne pas confondre avec le Hezbollah libanais) a gagné du terrain, enfouissant la gauche kurde laïque dans des fosses communes.
En 1993, lors du massacre de Sivas, trente-trois intellectuels athées et alévis (à ne pas confondre avec les alaouites de Syrie) ont péri dans l’incendie volontaire de leur hôtel, dans la ville de Sivas, par un groupe de radicaux islamistes. Les avocats de ces islamistes sont devenus des députés de l’AKP, voire des ministres. Quand l’affaire a été classée sans suite en 2012 pour cause de prescription des faits, Erdoğan a exprimé publiquement sa satisfaction.
C’est dans ce contexte qu’agit l’association athée turque. Sans surprise, les lois ne protègent pas les athées, bien au contraire. Les personnes qui menacent ou insultent les non-croyants s’en sortent sans même une amende, à l’instar du célèbre animateur de télévision Nihat Hatipoğlu, qui qualifie les athées d’»enfants de Satan», ou du président de l’Association pour la charia Recep Çalışkan qui a menacé Tolga Incir, le directeur de l’Association athée turque, de lui couper la tête et les mains.
Les causes de l’athéophobie
Comme expliqué ci-dessus, la première raison de l’oppression d’Ateizm Derneği est l’essor de l’islam. Le deuxième facteur expliquant la fermeture du site web de l’association est le déclin des libertés sur internet. Après que les grands médias sont devenus les outils du gouvernement et que les réunions publiques ont été déclarées illégales sur les grandes places urbaines, internet est devenu la seule plateforme où les gens pouvaient se rencontrer et partager des idées et des informations. En réponse, le gouvernement a ordonné la fermeture de dizaines de milliers de sites web, a bloqué la diffusion de certaines informations sur les sites d’actualités turcs et a forcé Twitter, Facebook et YouTube à retirer certains contenus, notamment concernant des scandales gouvernementaux. Les lois autorisant ce genre de contrôle d’internet ont été votées en dépit d’énormes protestations en 2011. La Cour constitutionnelle a partiellement annulé la loi en 2014, mais le gouvernement a de nouveau légiféré sur ces mêmes passages –avec très peu de changements– cette année.
Dans un tel pays, les athées ne sont que l’un des nombreux groupes oppressés, qui n’acceptent pas les politiques du gouvernement. En février, l’opposition croissante de la société à l’islamisation du pays a résulté en un boycott scolaire. Des étudiants et des familles athées, alévis, kurdes, socialistes et communistes, ainsi que le syndicat progressiste des enseignants Egitim Sen ont uni leurs forces contre le gouvernement pour une journée de boycott et d’avertissement, avec pour slogan: «Un enseignement gratuit, laïque et scientifique dans la langue maternelle». Étant donné la participation élevée à cet événement, les organisateurs ont prévenu qu’il y aurait d’autres boycotts, plus longs, si le gouvernement ne faisait pas un pas en arrière.
Alors que les politiques d’oppression du gouvernement turc ne montrent aucun signe de déclin, la combinaison de la restriction des libertés sur internet et de l’augmentation de la pression sur les athées s’est soldée par la fermeture du site web d’Ateizm Derneği. Mais les athées ont enfin leur association et ils l’utilisent comme un bastion de résistance et de combat juridique.
(1) Simon Tisdall, «Recep Tayyip Erdoğan: Turkey’s elected sultan or an islamic democrat?», mis en ligne le 24 octobre 2012, sur www.theguardian.uk.
(2) Burak Bekdil, «Jihadist Erdoğan», mis en ligne le 1er janvier 2014, sur www.hurriyetdailynews.com.
(3) «“Sultan” Erdoğan: the end of Turkey’s secular state?», mis en ligne le 4 juin 2013, sur www.channel4.com.
(4) Andras Symoni, «Putin, Erdoğan and Orban: Band of Brothers?», mis en ligne le 8 décembre 2004, sur www.huffingtonpost.com.
(5) Özgûr Korkmaz, «Prime Minister Erdoğan’s atheophobia», mis en ligne le 6 mars 2014, sur www.hurriyetdailynews.com.