Espace de libertés – Juin 2015

Le fair-play pris par-derrière


Dossier
Le fair-play serait-il le remède à tous les outrages? L’état d’esprit commun d’une humanité réconciliée, circulant dans les moindres rouages des relations sociales, de la multinationale jusqu’à la famille en passant par l’organisme financier et le club de football? Ah!

Puissions-nous tous, dans nos vies familiales, professionnelles, privées et publiques, faire preuve de fair-play, accepter avec courtoisie les accrocs et les disputes, reconnaître et respecter les différences, faire preuve d’honnêteté et de franchise sans perdre en tact… Cette «prière» semble aller de soi: l’invitation au fair-play est banale et constante. Et si, au contraire, l’évidence apparente du fair-play n’était que le signe d’un impensé?

Le fair-play est né dans un «jeu concurrentiel et réglé», comme le supplément éthique des règles du jeu.

Partons du sport, puisque c’est de là que le terme vient, pour évaluer cette évidence. Quel est ce fameux «esprit sportif» qui devrait nous servir de modèle? Être «beau joueur», c’est accepter de perdre dignement, parce qu’on a eu affaire à plus fort que soi ou parce que la chance n’a pas tourné en notre faveur. Il apparaît immédiatement que le fair-play n’est concevable qu’à trois conditions. La première est contenue dans le terme lui-même: le contexte doit être ludique. La deuxième est qu’il y ait des règles. La troisième est que l’on se situe dans un rapport de compétition (on n’est fair-play que vis-à-vis des adversaires). Le fair-play est né dans un «jeu concurrentiel et réglé», comme le supplément éthique des règles du jeu.

Guerre et sport

Le rapport du sport avec l’adversité et, par-là, avec la guerre, est double. Il en est l’échauffement. Il entretient les corps et les esprits de citoyens afin de les rendre prêts à la mobilisation générale. En France, l’éducation physique fut rattachée au ministère de la Guerre jusqu’en 1926. Coubertin prônait « la valeur des sports comme instrument de préparation militaire » (1). Le sport rendrait les guerriers non seulement forts et habiles mais aussi vertueux: « [Le sport] tend à atténuer la barbarie et les vilains aspects. Une armée de sportsmen sera plus humaine, plus pitoyable dans la lutte, plus calme et plus douce après. » (2) Le sport humaniserait la guerre par l’opération de son sain esprit. Puisqu’il est une préparation à la guerre, il est en même temps une guerre pour rire, une guerre factice. C’est ainsi qu’il peut apparaître comme un évitement de la guerre, un exutoire: le sport permettrait de feindre la guerre pour mieux l’éviter. Ce qui distingue essentiellement le sport de la guerre, dès lors, c’est le fait que ce n’est qu’un jeu. La notion de fair-play n’a de sens que dans ce contexte. Peut-on être «beau joueur» à la guerre, accepter dignement d’y avoir perdu une jambe ou sa famille?

Le sport est-il vraiment habité par l’esprit sportif? La main que Dieu prêta un instant à Maradona et les produits miracles qui font des sportifs professionnels des surhommes sont des exemples suffisant à relativiser, au minimum, la présence du fair-play dans le sport professionnel. Et le footballeur amateur reconnaîtra sans doute le rapport inversement proportionnel entre la sportivité et l’enjeu du match. Voilà qui suffit à nous faire douter de la pertinence d’un appel au fair-play généralisé à l’ensemble de la société, puisqu’il n’est déjà guère qu’un vœu pieux dans les enceintes qui pourtant s’en drapent.

La vertu du perdant

Quelle pourrait alors être la fonction de cet appel unanime? Il est commun de penser que le sport est propice à la résolution des conflits et à la canalisation des pulsions violentes. C’était déjà un argument de Pierre de Coubertin en faveur de la généralisation du sport. « Il faut maintenant que ce plaisir-là pénètre l’existence de l’adolescence prolétarienne. Il le faut parce que c’est le moins coûteux, le plus égalitaire, le plus anti-alcoolique, le plus producteur d’énergies contenues et contrôlées. » (3) Aujourd’hui, combien de programmes d’  »intégration par le sport » (4) reposent sur cette croyance entretenue par les messes sportives quotidiennes et les grand-messes hebdomadaires! Plus généralement, le sport remplit une fonction idéologique d’autant plus forte qu’il ne se présente pas comme tel. Derrière ses aspects festifs et bon enfant, il sert de support à la propagation des discours dominants de chaque époque: nationalisme (5) et hiérarchie des races hier, concurrence individuelle et disparition des antagonismes de classes aujourd’hui, par exemple. L’idée selon laquelle le fair-play serait un principe de vie à insuffler dans tous nos rapports sociaux s’articule parfaitement à la promotion généralisée de la compétition et de l’individu-entrepreneur de lui-même. Puisque nous devrions tous être des compétiteurs et que le propre de la compétition, sportive ou non, est qu’il y a des perdants et des gagnants, il faudrait savoir perdre, être beau joueur, reconnaître la victoire de l’adversaire: être fair-play. Mais les rapports sociaux ne sont pas réglés par des «lois du jeu» et les rapports de force et les luttes qui les traversent relèvent davantage de la guerre que du jeu.

Le fair-play affiché comme la vertu suprême est la vertu du perdant, celle d’un peuple docile et loyal en toute circonstance. Regardez qui le réclame. Quand les entreprises s’engagent à intégrer «de manière volontaire, systématique et cohérente des considérations d’ordres social, environnemental et économique» au nom de la «responsabilité sociétale», à quoi cela sert-il sinon à calmer d’éventuelles velléités de réglementation contraignante? Le fair-play, discutable en contexte sportif, est-il en dehors autre chose qu’un mot d’ordre de soumission adressé à celui qui est en position de subir une situation qui l’affecte? Si le fair-play peut être considéré comme une règle éthique permettant de lubrifier nos rapports sociaux, il est probable que la position à tenir ne soit pas des plus agréables.

 


(1La Revue olympique, août 1913, p. 120 in Michel Caillat, L’idéologique du sport en France, Paris, éditions de la Passion, 1989, p. 32. Il faudrait compliquer l’idée de Coubertin selon laquelle le sport […] développerait chez les guerriers, outre la force physique, un état d’esprit propice à la guerre. En effet, le XIXe siècle et le début du XXe furent traversés par des disputes entre les partisans de la gymnastique militaire, de l’éducation physique et du sport, lequel était considéré par ses détracteurs comme facteur de querelles et de dissolution des mœurs. La concision de cet article permet seulement de signaler le problème, pas de le dénouer.

(2) Pierre de Coubertin, Essais de psychologie sportive, Lausanne, Payot, 1913, p. 258 in Michel Caillat, ibid.

(3) Pierre de Coubertin, «Lettres olympiques» (13 janvier 1919), in Michel Caillat, op. cit., p. 105.

(4) Cf. William Gasparini, «L’intégration par le sport», dans Sociétés contemporaines, 2008/1, n° 69, Paris, Presses de Sciences-Po. L’auteur cite cet extrait éloquent d’un document émanant du ministère français des Affaires étrangères: «Les jeunes issus de l’immigration trouvent dans le sport un encadrement, une hygiène de vie et des règles, une identification avec un quartier ou une cité. Ils peuvent également y rencontrer la réussite, et il y a de plus en plus de jeunes issus de l’immigration parmi les sportifs professionnels.»

(5) Le développement du sport moderne au XIXe siècle coïncide avec celui du nationalisme.