L’évangélisation par internet est en plein essor. Alors que des scientifiques mettent en garde contre la place toujours croissante et aliénante de l’intelligence artificielle, des hommes de foi y voient l’aboutissement d’un projet divin mondialisé.
«Ordinateurs, avez-vous donc une âme?», pourrait aujourd’hui s’interroger poétiquement Lamartine. Si, après moult tergiversations, l’Église catholique a tranché par l’affirmative pour ce qui est des indigènes du Nouveau Monde, des Noirs d’Afrique et même des femmes, la question de l’existence d’une conscience cybernétique reste pendante. Depuis 2001, l’Odyssée de l’espace puis Terminator, les cinéphiles savent que l’être humain en général –et Sarah Connor en particulier– a tout à redouter d’une telle hypothèse. Ces appréhensions de froussards en salles obscures n’effarouchent par le révérend Chritopher Benek. Ce pasteur de l’Église presbytérienne de la Providence, qui officie en Floride, le clame haut et fort: «La réalité virtuelle est accessible au message du Christ!» Si l’affirmation reste à démontrer, la réciproque, elle, ne fait aucun doute et connaît déjà un succès bien… réel. Illustration avec le célèbre jeu en ligne Second Life. Comme son nom l’indique, cette plateforme offre à chacun la possibilité de se dédoubler et de laisser s’esbaudir son avatar virtuel dans un univers baroque, évoluant en permanence au gré de ses fantaisies et de celles des autres internautes. Les grandes firmes et organisations mondialisées y ont vu de juteuses opportunités et investi massivement les rues de Second Life. Parmi celles-ci, citons les trade-marks suivantes: Coca-Cola, l’Église catholique apostolique et romaine, Starbucks, les multiples succursales du protestantisme et du judaïsme, les puissants mouvements rivaux sunnite et chiite (et même, plus discrètement, les Druzes), sans oublier les principales tendances du bouddhisme ou encore McDonald’s. Cessons là l’énumération, de crainte de manquer de papier. Cet engouement qui fait ainsi se côtoyer calotins virtuels et camelots d’entreprises cotées à Wall Street a une double finalité: assurer une publicité à grande échelle et à peu de frais afin d’enrôler de nouveaux fidèles et/ou clients, permettre de lancer des collectes de fonds auprès de centaines de milliers de donateurs potentiels en deux clics. Ringardisée, la quête à papa avec le petit panier en osier après la messe dominicale.
L’ »homo informaticus » sera croyant ou ne sera pas
Avant-gardiste, le révérend Benek voit plus loin. Il professe que «si l’ordinateur devient autonome, nous devons l’encourager à participer à la propagation mondiale du message christique de la Rédemption». Or, dans la lignée de feu Steve Jobs et autre Bill Gates, les gourous de la Silicon Valley semblent abonder dans son sens. Leur credo est la «loi de Moore» qui postule que la puissance et l’autonomie des outils informatiques doublent tous les deux ans. Conséquence, la destinée du genre humain, son eschatologie, serait, à terme, de jouer à égalité, puis d’être inéluctablement supplantée par des boîtes de conserve truffées de circuits imprimés intelligents.
Et Dieu dans tout ça? Dans un style kabbalistique, Chritopher Benek répond à la question par une autre question, qui se veut prophétique: «Qui sait si, un jour prochain, l’ordinateur ne mènera pas l’être humain à un nouveau niveau de salut et de béatitude?». Il est vrai que l’homo informaticus est d’ores et déjà mené vers des hot lines dont les voies sont bien souvent aussi impénétrables que celles du Seigneur. C’est un premier pas. Moine-soldat, le bon pasteur n’hésite pas à donner la leçon au célébrissime physicien-cosmologue-handicapé Stephen Hawking. Du haut de sa chaise roulante, celui-ci a fait montre d’un conservatisme rétrograde et digne des ténèbres de l’Inquisition en osant s’interroger: « Prenons-nous suffisamment au sérieux les avancées de l’intelligence artificielle? » (1) Avec force, illustrations et preuves par l’exemple, le révérend Benek n’a pas eu de mal à renvoyer cet homme chétif à ses pathétiques appréhensions: « Les robots et l’intelligence artificielle peuvent déjà battre l’être humain aux échecs, vous servir de la crème glacée à votre goût et indiquer aux conducteurs la direction à suivre! » (2). Et vlan! Serviteur-du-Christ: 1 – Universitaire-infirme: 0!
Tapis de souris vs. tapis de prière
À défaut d’être de bonne volonté, d’autres hommes de foi se sont précipités à toute allure sur les autoroutes virtuelles de l’information. Eux n’attendent pas que Dieu expédie un spam mondial donnant une «dernière chance» aux mécréants pour sauver leur âme, à l’instar des offres que l’on peut déjà recevoir, «Extend your penis». Depuis Jérusalem, des rabbins en connexion au web sinon directement à D. proposent de glisser vos doléances envoyées par mail dans les interstices du Mur des Lamentations. À Rome, des prêtres offrent de vous confesser via webcam. Parfois, la pénitence pourra s’en trouver alourdie: «Pour cette pensée blasphématoire: deux Pater, trois Ave et 500 “like” sur la page Facebook de Padre Pio». Le tapis de souris va-t-il remplacer le tapis de prière?
Nous aurions tort de ricaner pour conjurer le Malin qui pointe ainsi via notre wi-fi sous des allures de bon apôtre. Car le prêchi-prêcha déversé en ligne serait des plus dévastateurs et pernicieux, de par la nature même du média, internet. Telle est la conviction de Astra Taylor, une bouillonnante créative Franco-américaine qui enchaîne les documentaires, les essais (3) et les compositions musicales. Cette hyperconnectée alerte quant à une vérité qui dérange. Selon elle, la toile, loin d’encourager l’esprit critique et l’épanouissement personnel, favoriserait bien au contraire l’homophile. En d’autres termes, le «qui se ressemble s’assemble», porte grande ouverte au regroupement et à l’enrôlement des fanatiques de tous crins?
À destination de nos lecteurs qui ne seraient pas portés sur le on line, nous recommanderons une lecture sur papier (Bible) pour approfondir le sujet:
Je vous donnerai des nerfs,
Je ferai croître sur vous de la chaire,
Je vous couvrirai de peu,
Je mettrai en vous un esprit,
Et vous vivrez.
Ézéchiel, 37-6.
Et puis vous choisirez si vous êtes plutôt Windows ou plutôt Mac.
(1) Stephen Hawking, «Transcendence looks at the implications of artificial intelligence –but are we taking AI seriously enough?», mis en ligne le 1er mai 2014, sur www.independent.co.uk.
(2) La bonne parole est consultable (toujours en anglais) sur www.christopherbenek.com.
(3) Astra Taylor (dir.), Examined Life: Excursions with Contemporary Thinker, New York, The New Press, 2009, 220 p. (non traduit en français).