Espace de libertés – Juin 2015

Politique migratoire européenne: des quotas et des hommes


International
Des quotas de réfugiés imposés aux 28 États membres, c’est possible ça? Décryptage d’une mesure qui fait office de pavé dans la Méditerranée.

Ces dernières semaines, la mer Méditerranée est à nouveau le théâtre macabre de la misère et de la désillusion de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants venus de Syrie, d’Érythrée, de Somalie, ou encore d’Afghanistan. Selon les chiffres de l’Organisation internationale pour les migrations, le nombre de disparus entre 2014-2015 a considérablement crû (1). Au péril de leur vie, ils embarquent souvent avec l’espérance naïve d’arriver à rejoindre l’Eldorado européen; une représentation presque idyllique de l’Europe qui le fut peut-être à une époque mais qui ne l’est certainement plus aujourd’hui.

Devenue forteresse par ses politiques répressives, l’UE s’enlise dans une logique sécuritaire inefficace qui produit les effets que nous connaissons.

Actuellement, une douzaine d’États membres tourne le dos au principe de solidarité européenne puisqu’ils refusent d’accueillir des réfugiés sur leurs sols (2). Souvenons-nous qu’en 2013, devant le drame de Lampedusa, l’Italie avait lancé et financé l’opération Mare Nostrum (3). Celle-ci s’est vue remplacer, du fait de son coût excessif, en novembre 2014, par l’opération Triton censée soutenir l’Italie pour faire face à l’afflux de migrants par voie maritime. Face à cette actualité dramatique, le budget de Triton vient d’être triplé, passant de 3 à 9 millions d’euros par mois.

Sans détour, des voix s’élèvent déjà pour dénoncer une «vaste blague: un énième reflet de l’impuissance européenne et des égoïsmes nationaux». S’il est encore trop tôt que pour trancher, on peut déjà se faire une première opinion.

Zoom sur le nouveau plan de la Commission européenne

Suite à ces tragédies humaines, la Commission européenne (CE) de Jean-Claude Juncker a proposé, le 13 mai dernier, sa «stratégie pour l’immigration», qui risque de faire couler davantage d’encre dans une Europe profondément divisée. Ce plan d’action prévoit le renforcement du rôle de Frontex (4) de la lutte contre les passeurs, du système de protection pour les réfugiés, l’accélération du retour des «illégaux» et l’ouverture du dossier de la migration économique. Mais, c’est la proposition d’instaurer des quotas de réfugiés, pour réduire la pression migratoire sur certains pays dont l’Italie, qui apparaît comme la future pierre d’achoppement des négociations entre les 28. D’ailleurs, pour le Premier ministre hongrois, Viktor Orbán, c’est une «idée folle» et pour la Grande-Bretagne de Cameron, c’est «hors de question!».

Des quotas de réfugiés, avez-vous dit?

D’après la CE, l’attribution de ces quotas se ferait sur la base d’une «clé de répartition» fondée notamment sur le PIB de chacun et sur les efforts d’accueil déjà accomplis. Comment croire que les 28 États membres puissent arriver à adopter un consensus sur le nombre de migrants que chacun accepterait d’accueillir? Par ailleurs, la mise en application de cette mesure paraît difficilement concevable puisqu’elle contredirait le principe de souveraineté des États, si cher à la Pologne, à l’Espagne, à l’Angleterre et à tant d’autres. D’autant plus qu’aucun traité n’autorise la CE à imposer à un pays membre l’accueil de migrants. Ensuite, l’expérience montre que les migrants se dirigent là où ils ont de la famille, des amies et plus d’opportunités de trouver un logement et un travail. Imposer un lieu de résidence à des migrants qui ont bravé la mort n’a pas de sens et que très peu de chance d’aboutir. D’ailleurs, «ni le droit européen ni les principes de libre circulation issus de Schengen ne permettent d’interdire à un migrant de se rendre dans un autre État que celui où il a été assigné». Enfin, une telle démarche engagerait une lourde bureaucratie policière et engagerait des frais colossaux.

Cette politique des quotas masque l’impuissance européenne à se rassembler autour d’un vrai plan d’action qui engagerait l’Europe à agir avant les départs.

En réalité, cette politique des quotas masque l’impuissance européenne à se rassembler autour d’un vrai plan d’action qui engagerait l’Europe à agir avant les départs. Car, certes une meilleure répartition entre les États membres permettrait de mieux juguler l’immigration clandestine. Et certes, la lutte contre les passeurs est indispensable. Mais, elles n’empêcheront ni les Syriens de fuir leur pays dévasté par une guerre qui s’enlise depuis 4 ans ni les Africains de fuir les conflits, la pauvreté et le sous-développement qui gangrènent une bonne partie du continent. Par conséquent, le problème doit être traité à la source, à savoir les causes premières qui provoquent ces vagues de migration. Comment agir pour permettre que tous ces potentiels candidats à la migration puissent trouver dans leurs pays d’origine ce qu’ils viennent, envers et contre tout, chercher en Europe? D’où aussi l’impérieuse nécessité pour l’UE de faire preuve de déterminisme, de courage politique et de réalisme. Une telle démarche passe par une réforme et un renforcement de sa coopération avec ses partenaires du Sud (aide publique au développement, investissement dans le développement économique, instauration de vraies démocraties, etc.). Enfin, il serait plus judicieux que l’UE se concentre sur le trafic d’êtres humains au même titre que la traque engagée contre le terrorisme ou le trafic de drogue.

«C’est pas moi, c’est lui! Et puis après tout, moins j’en fais et mieux je me porte.»

La fin du voyage n'est souvent que le début des tracas... © Citizenside / Antonio MelitaL’Europe se borne à gérer les migrations comme un fardeau duquel il faudrait protéger ses terres, ses frontières et son économie. Devenue forteresse par ses politiques répressives, l’UE s’enlise dans une logique sécuritaire inefficace qui produit les effets que nous connaissons. Alors que des principes humanistes sont à la base des fondements de l’UE, la réalité des hésitations et les profondes divisions mettent en lumière le double jeu des nations européennes: se décharger de ses responsabilités sur d’autres ou justifier le «moins j’en fais et mieux de me porte» par la complexité du processus décisionnel à 28. Depuis quelques années, on pratique l’externalisation du traitement des demandes d’asile permettant ainsi de contenir les réfugiés le plus loin possible du territoire européen, par exemple à Ceuta et Melilla. Et lorsque les réfugiés arrivent à passer entre les mailles du filet, ils deviennent des balles de ping-pong aux mains d’États membres qui se servent du règlement de Dublin (5) pour échapper au traitement de leurs demandes. Pourtant, sans ce principe fondamental de solidarité, comment penser au futur de l’Union européenne? Et finalement, on se demande: de quelle Europe parlons-nous?

Maintenant, reste à savoir si les dirigeants européens vont réussir à voir au-delà de leurs intérêts nationaux et autres dogmes réfractaires à toute ouverture à l’autre parce qu’il paraît différent. En attendant, cette situation renforce la stigmatisation de l’étranger, amplifie les frustrations dans un climat de crise multiforme qui traverse toute l’Europe, nourrit les nationalismes, favorise l’exclusion et la montée en puissance des partis politiques d’extrême droite et autres populismes.

Alors, qui veut rappeler aux dirigeants européens l’esprit et les objectifs de l’intégration européenne? Qui veut leur dire que les citoyens européens méritent qu’ils se battent pour réformer un modèle économique défaillant, préserver la cohésion sociale, soutenir une culture européenne politique et citoyenne basée sur la justice, le respect et la solidarité?

 


(1) Selon les chiffres de l’OIM, depuis 2000, 22 000 migrants auraient perdu la vie. En 2014, on comptait 3 072 morts et de janvier à avril 2015, 1 750 pertes humaines ont été enregistrées.

(2) Ce sont les Allemands (41 000) et les Suédois (31 000) qui accueillent le plus grand nombre de migrants loin devant la France (15 000) et l’Angleterre (11 000).

(3) Mare Nostrum: une opération militaire et humanitaire menée par la marina militare qui visait à secourir en mer les immigrés clandestins.

(4) Frontex, l’Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures des États membres de l’Union européenne, est entrée en fonction en mai 2005.

(5) Le règlement de Dublin prévoit depuis 2003 que le premier pays d’entrée sur le territoire est responsable de l’examen de la demande.