Espace de libertés – Juin 2015

Mouvements sociaux: un modèle belge?


Libres ensemble
En 2014 (et ça continue en 2015, NDLR), artistes, agriculteurs, chômeurs, féministes, catholiques, flamingants, gays, lesbiennes, laïques, musulmans, militants de la cause palestinienne, sionistes, sans-papiers, travailleurs syndiqués et étudiants se sont mobilisés de différentes manières. Comme dans d’autres pays? Oui… et non. Les Belges ne se mobilisent pas moins que d’autres peuples, mais ils le font différemment.

Il existe une manière belge de se faire entendre, dont il faut interroger les spécificités. Lorsqu’on étudie les mobilisations en Belgique, en particulier si on s’inscrit dans une perspective de long terme, on se trouve tout d’abord confronté à une grande variété de mouvements, de causes défendues, d’acteurs impliqués pour les porter, de modes d’expression ou de moyens d’action employés. Certains traits communs semblent toutefois se dégager.

Les caractéristiques de la mobilisation

Les mobilisations sont le plus souvent pacifiques et prennent rarement une dimension violente ou insurrectionnelle. Dans le cas des mouvements de sans-papiers, la violence est même davantage retournée contre soi par certains protagonistes, via des grèves de la faim, que dirigée physiquement contre les autorités. Les décès survenus lors de mobilisations sont presque exclusivement à mettre à l’actif des forces de l’ordre chargées de réprimer les mouvements (en 1886, en 1950 ou en 1960, par exemple) et non à constater dans leurs rangs.

L’organisation de la «société civile» porte encore assez largement les traces de la «pilarisation» née au XIXe siècle.

Les mobilisations s’appuient sur un tissu d’organisations très dense. Avec trois particularités. Primo, les syndicats sont des organisations de masse, mais le degré de politisation et de combativité de certains affiliés est faible. Secundo, nombre d’associations sont financées par les pouvoirs publics, avec les effets déradicalisants que cela peut impliquer. Tertio, et les deux éléments précédents trouvent en partie leur origine dans ce dernier aspect, l’organisation de la «société civile» porte encore assez largement les traces de la «pilarisation» née au XIXe siècle, cette forme particulière d’organisation de toute la société belge en différents «piliers» –chrétien, socialiste et, dans une moindre mesure, libéral.

Si les mouvements sociaux belges ne cherchent pas nécessairement à masquer le conflit et peuvent même prendre soin de le mettre en scène, (la recherche de) la négociation et du compromis est souvent en point de mire. Elle est considérée comme un passage obligé pour faire aboutir une revendication. La «démocratie consociative», et le fameux «art du compromis» à la belge constituent une façon pacifique de gérer une société divisée selon plusieurs clivages et organisée en différents «piliers».

Si la répression n’est pas absente, on vient de le rappeler, elle demeure limitée. Pour autant, en tout cas, que les mouvements restent eux-mêmes dans les formes routinisées et admises de la mobilisation sociale belge.

Les ressorts des contestataires

Une fois ces spécificités repérées, comment expliquer que la contestation prenne de telles formes en Belgique?

Tout d’abord, l’État belge est fragile et poreux, englué ou imbriqué dans la société bien plus que capable de transcender les intérêts particuliers. S’il peut être dur sur des sujets comme l’asile, il s’avère en général très ouvert à la société civile. Les acteurs de celle-ci sont souvent invités, moyennant le respect de certaines conditions, à la table des négociations et l’État leur délègue certaines activités. La concertation sociale illustre bien ce mécanisme: les interlocuteurs sociaux jouent classiquement un rôle prépondérant dans l’orientation des politiques économiques et plus encore sociales. Ces acteurs bénéficient parfois d’une autonomie assez large, qu’on mesure d’autant mieux lorsque l’État décide de la limiter, comme le montre le dossier des prépensions, dans lequel le gouvernement fédéral a choisi de modifier unilatéralement le compromis trouvé par les négociateurs patronaux et syndicaux. Ce système politique et social découle de la pilarisation et a été approfondi par la multiplication d’instances de concertation où les acteurs sociaux sont associés selon de complexes clés de répartition. Plus récemment, la fédéralisation de l’État a offert de nouvelles opportunités aux mouvements sociaux, qui ont désormais accès à l’État à de nombreux niveaux et à travers des canaux tant formels qu’informels.

Ensuite, si les pouvoirs publics sont ouverts aux groupes issus de la société civile et friands de leur expertise, ils imposent souvent des conditions. L’État souhaite en général s’adresser à un nombre limité d’acteurs capables de parler au nom du groupe qu’ils représentent et de porter la responsabilité des décisions adoptées devant les leurs. Les négociations se déroulent avec les élites de ces groupes, qui expriment les demandes de leur base et retournent ensuite vers elle. Ces mécanismes constituent de puissants outils de pacification sociale et orientent les discussions vers la recherche du consensus. En échange, l’État est prêt à financer les activités de la société civile. Cela permet aux mouvements sociaux de se professionnaliser et de s’institutionnaliser, mais crée aussi une dépendance à l’égard des ressources publiques, voire un devoir moral de loyauté. Cela engendre également une logique d’organisations coupoles qui fédèrent l’ensemble d’un secteur ou d’un groupe social et s’efforcent de traiter les conflits et les dissensions en leur sein. Cette situation décourage les prises de position tranchées ou radicales.

Le compromis est loin d’être considéré comme inacceptable et apparaît souvent comme inhérent à l’engagement politique.

De plus, la Belgique est un pays extrêmement divisé. Les principaux clivages (classe, religion et langue) se croisent de multiples façons. En résultent de nombreuses fractures, autant de conflits potentiels et une possible ingouvernabilité du pays. Face à cela, le pragmatisme et un certain réformisme permettent la survie de l’État. Ce contexte n’est pas sans effet sur les mouvements sociaux. Tout en essayant de réaliser leurs revendications, ceux-ci visent souvent moins la pureté idéologique que la paix sociale et la construction d’un consensus. Le compromis est loin d’être considéré comme inacceptable et apparaît souvent comme inhérent à l’engagement politique. Cela entraîne aussi une faiblesse des idéologies et du radicalisme au profit d’une démarche terre-à-terre orientée vers la résolution pragmatique des problèmes des gens.

Enfin, la Belgique est un pays de grèves et de manifestations. Toutefois, ces actions témoignent rarement d’un climat d’insurrection. Elles sont en effet extrêmement ritualisées et s’inscrivent dans un canevas bien rodé. Ces derniers mois, les syndicats ont rassemblé leurs troupes pour peser sur des négociations qu’ils espéraient restaurer et discutent en parallèle avec les autorités. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, la grève et la manifestation ne constituent pas les seuls moyens d’action des mouvements sociaux en Belgique. Elles s’insèrent dans un répertoire d’actions plus complexes qui comprend aussi des canaux moins visibles et moins contestataires comme l’intervention médiatique, l’expertise ou le lobbying. Les manifestations sont elles-mêmes extrêmement ritualisées, comme en témoignent les chapelets de saucisses et les barbecues, les accessoires distribués (sifflets et chasubles rouges, verts et bleus) et jusqu’aux parcours empruntés, déviant rarement de la petite ceinture ou de l’axe Nord-Midi.

Le visage belge de l’action collective

Nombreux et variés, les mouvements sociaux belges présentent donc des traits communs, qui donnent à la contestation un visage différent de celui qu’on peut observer en France (où, par exemple, l’État est moins ouvert aux demandes des mouvements sociaux et les syndicats nettement moins bien implantés), en Grèce (où les grèves générales sont bien plus nombreuses et prennent plus volontiers un tour insurrectionnel) ou encore aux États-Unis (où, par exemple, les questions raciales tiennent une place nettement plus importante). La mobilisation n’est pas moindre ou plus forte en Belgique. Elle est différente.