Espace de libertés – Juin 2015

Arts
Contrairement à une idée reçue, le documentaire n’est pas historiquement le parent pauvre du cinéma, il en est une composante essentielle. Le cinéma est né sous la forme du documentaire: les premières captations du réel des frères Lumières se présentent comme de courts plans-séquences montrant des scènes de la vie quotidienne.

Outil d’enregistrement qui permet de capter le réel sur le vif, la caméra a d’abord été conçue comme un instrument à visée scientifique, s’inscrivant dans la droite ligne d’ « un idéal positiviste de saisie objective du monde » (1). Cela fera dire à certains que «l’image» était appelée à aborder très rapidement des thèmes politiques, puisque la politique prend racine dans l’observation du réel (2).

Cette approche donnera progressivement naissance à plusieurs courants ancrés dans la réalité sociale pour parvenir par la suite au «cinéma militant». Sa définition est formalisée dans un manifeste lors des États généraux du cinéma de Mai 68: «Pour réaliser une rupture idéologique avec le cinéma bourgeois, nous nous prononçons pour l’utilisation du film comme arme politique.»

Une vision politique de la réalité sociale

La technique majoritairement utilisée est celle du «cinéma direct», concept apparu dans les années 50 suite aux innovations technologiques permettant une utilisation plus souple et mobile de la caméra (3). Le film documentaire, habitué jusqu’alors à un son synchrone strictement réservé à l’univers du studio, se voyait soudain libre de gagner la rue. De cette rencontre du cinéma et du 16mm/son synchrone résulte une nouvelle démarche filmique; un changement de paradigme se produit ainsi à l’échelle internationale dans l’histoire du documentaire (4).

Au cours des années 70, le genre du cinéma militant est marqué par des évolutions formelles et thématiques qui renvoient aux évolutions militantes de la décennie: d’abord focalisé sur les ouvriers, il s’ouvre progressivement aux paysans, à la police, à la psychiatrie, puis aux nouvelles revendications féministes, écologistes, éducatives, et enfin à des thématiques moins revendicatives et plus documentaires.

Captation et quête de sens

Une des motivations politiques pour faire un film, c’est de rendre le réel compréhensible. Mais aussi de démasquer les impostures, de rendre visible à l’écran les inégalités sociales, les actes d’intolérance, les abus de pouvoir, la malhonnêteté… Il se trouve que cette traque de sens dans le monde réel est très proche de la démarche documentariste générale. Et c’est sûrement une des raisons pour lesquelles le cinéma militant, en crise dans les années 80, s’est tourné vers le documentaire plutôt que vers la fiction. Certains considèrent que la démarche même de tourner et produire un documentaire est intrinsèquement politique (5).

Montrer pour changer?

Tout cela nous amène naturellement à cette question qui nous brûle les lèvres: le documentaire peut-il changer le monde? Le 7e art est certes un médium extrêmement puissant, capable d’émouvoir et d’inspirer les spectateurs –ceux et celles qui finalement peuvent faire la différence. Les films documentaires, et plus particulièrement ceux estampillés «droits humains», privilégient la réflexion et l’analyse dans un moment où celles-ci sont mises à mal par l’afflux d’images et le dictat de l’immédiateté. Ils nous informent différemment et mettent en avant, pour l’audience la plus large possible, des visions permettant de dénoncer et stimuler notre capacité d’agir face aux injustices, aux inégalités, aux atteintes à nos libertés. Le documentaire seul ne peut évidemment pas parvenir à bouleverser notre monde. Mais il peut éduquer, informer, alerter, témoigner et provoquer, mettre sous les projecteurs les réalités qui nécessitent des ajustements et cultiver notre libre examen. En ce sens, le documentaire contient en lui la capacité d’empowerement des publics, en témoignant des réalités masquées et des alternatives de résistances possibles.

 


Une version plus longue de cet article est parue dans le dossier «La culture, c’est capital» de Bruxelles Laïque Échos, n°88, mars 2015, pp. 40-42. Nous publions ici une version condensée par son auteur, avec l’aimable autorisation du BLÉ.

(1) Laura Ghaninejad, «Le rôle et la place du documentaire aujourd’hui», 2004, mis en ligne sur www.derives.tv.

(2) François Guillement, Le documentaire engagé en France, mémoire de fin d’études, 1998, mis en ligne sur http://grandangle.iguane.org.

(3) L’invention du magnétophone portable Nagra et de la Coutant, une caméra à la fois légère –donc portable, et silencieuse– permettant la prise de son synchrone.

(4) Matthias Steinle, «La découverte “non-révolutionnaire” du 16 mm/son synchrone par la télévision allemande», mis en ligne le 6 septembre 2006, sur http://1895.revues.org.

(5) François Guillement, loc. cit.