Espace de libertés – Juin 2015

Aux origines de la crémation


Libres ensemble
Pratique longtemps marginale, l’incinération du corps des défunts ne cesse de gagner en popularité: en 2014, un Belge sur deux optait pour la crémation, contre seulement un sur cinq en 1990. Hier et aujourd’hui, qu’est-ce qui guide ce choix d’après-vie?

Si haut que l’on monte, on finit toujours par des cendres.

Jean Rochefort

Amorcée à la fin du XIXe siècle, l’histoire de la crémation moderne a connu un tournant lorsque l’interdiction vaticane de 1886 est levée le 5 juillet 1963. L’Église catholique admet alors la crémation tout en précisant sa préférence pour l’inhumation. Notez que c’est sur les conseils du révérend père Riquet, prédicateur à Notre-Dame de Paris, ancien déporté qui ne cachait pas sa sympathie pour la crémation, que des démarches avaient été entreprises en 1953 par la Fédération internationale de la crémation pour que le pape Pie XII (Eugenio Pacelli) puisse infléchir le point de vue de l’Église. Vatican II ne traita pas de la crémation mais ces multiples démarches ont fait que le 5 juillet 1963, le Saint-Office publia un décret préparé sous les auspices du pape Jean XXIII et approuvé par son successeur Paul VI:

«L’incinération du corps n’affecte pas l’âme et n’empêche pas la toute-puissance de Dieu de lui restituer son corps. Il ne s’agit pas d’une pratique intrinsèquement mauvaise ou, de soi, hostile à la religion chrétienne […] C’est pourquoi, lorsqu’il est reconnu que l’incinération des cadavres s’accomplit pour des raisons graves, surtout d’ordre public, l’Église (catholique romaine) ne s’y oppose pas.» Et d’ajouter: «Le vaste effort inauguré par le Concile (Vatican II) d’adaptation de rites séculaires aux exigences de la vie dans le monde d’aujourd’hui permettra sans doute d’intégrer progressivement l’incinération dans la symbolique chrétienne

Rites funéraires et religions

Sur le plan religieux, il faut distinguer les religions d’inspiration orientale de celles qui conçoivent un Créateur avec ses créatures (notre monde occidental). Nous notons que pour l’hindouisme, la crémation est un mode naturel de traitement du défunt: la crémation est vécue comme l’ultime offrande de la vie du croyant pour lequel la cuisson est symboliquement importante. En effet, le feu est divinisé et la crémation permet au défunt de renaître plus facilement au monde divin. Pour le bouddhisme, il n’y a aucune obligation de recourir à la crémation et on sait qu’au Tibet, par exemple, on expose le mort aux rapaces. Les bouddhistes optent pourtant en majorité pour la crémation.

Les religions abrahamiques, quant à elles, ont traditionnellement marqué de la réserve quant au symbolisme du feu: la crémation est associée au sacrifice humain qui est condamné (utilisée dans certains supplices, considérée comme un crime qui prive l’âme de repos après la mort). Le judaïsme traditionnel répugne à la crémation car il s’agit d’une marque d’irrespect et de déshonneur, une défiance vis à vis de la résurrection du corps et aujourd’hui une réminiscence vis à vis de la Shoah. Le christianisme rappelle quant à lui dans la Genèse: «[…] jusqu’à ce que tu retournes au sol car c’est de lui que tu as été pris. Oui, tu es poussière et à la poussière tu retourneras». L’orthodoxie condamne la crémation car la sainteté de la conduite se lit sur le corps bien conservé. Le protestantisme s’écartant de l’Église catholique devient progressivement plus favorable à la crémation (Luther n’est pas revenu sur la coutume de l’inhumation et Calvin a été enterré sans cérémonie) dans la mesure où le mort est entre les mains de dieu: il est inutile d’aller sur le tombeau des morts et la résurrection est possible sans reste humain. L’islam s’appuie sur le Coran qui est peu prolixe en matière de rites funéraires mais prescrit l’inhumation.

De nouvelles «ritualités»

De manière générale, on constate dans nos sociétés un certain empirisme des individus: la sécularisation n’est pas sortie des religions. La mort est un temps d’interrogation existentielle, un ébranlement qui entraîne tous les recours possibles en termes d’inhumation comme de crémation. Sur le plan philosophique, nous sommes en recherche de «reliance» et la crémation est originale, en ce sens.

La crémation est un choix personnel qui s’est mué en fait de société.

Il est vrai que la crémation est un choix personnel qui s’est mué en fait de société. L’homme post-moderne ne veut pas peser sur les proches (ne pas être une charge pour sa famille) et ne veut pas peser sur les autres (réflexe écologique). Nous devenons créateurs de notre propre destinée dès le moment où nous aspirons à la personnalisation de la réponse que nous apportons aux souffrances émotionnelles (questions du deuil, questions du travail de la mémoire). C’est ainsi que nous assistons à de nouvelles «ritualités». On recense quatre destinations principales pour les cendres du défunt: le columbarium, le jardin du souvenir, l’immersion d’une urne biodégradable dans le cas de la dispersion en mer et la possibilité de conserver ou de disperser les cendres sur un terrain privé (cas de la Belgique), lieu public ou privé (cas de la France).

Au-delà de ces aspects matériels, nous devons reconnaître qu’il y a, dans notre société, un phénomène que l’on qualifierait de «reritualisation» autour de la question de la mort. Ce constat mérite un moment de réflexion car il s’inscrit un peu à contre-courant de ce à quoi notre société postmoderne nous préparait: la mort étant la négation de l’existence hédoniste que la société nous propose (éternelle jeunesse, publicité et rythme effréné de nos vies trépidantes, on met les vieux à l’écart…): seuls les vivants comptent, les morts ne comptent plus. Cette vision s’est heurtée (et va se heurter de plus en plus) à la nécessité du «vivre ensemble» qui nous impose des moments de rupture, des moments de reconstruction de liens, du religio qui précisément refuse la banalisation concrète de nos existences. Et cette nouvelle dynamique s’illustre, dans le domaine de la crémation, par le «retour du rituel».

On peut voir que tout en s’appropriant les cérémonies, les familles calquent les rituels sur les obsèques ordinaires, en nous offrant cependant une grande diversité de vécus; ce qui est heureux en terme de «travail de deuil», pour parler comme les psychologues.

Les crématoriums sont amenés de plus en plus à proposer des cérémonies civiles aux proches du défunt, et les pompes funèbres ont pour mission de pouvoir mieux relayer cette possibilité de service aux familles. Ce ne sont pas tant les cérémonies religieuses qui font leur entrée au crématorium –on connaît par exemple les résistances de l’archevêque de Malines-Bruxelles, à cet égard– mais c’est une réelle réflexion sur le religio qui émerge ainsi, centré sur l’écoute, le respect et la compréhension d’un autre en demande de solennité, de ritualisation et de communion. Là se retrouve les sens des cérémonies laïques.