On attend souvent des sportifs qu’ils s’érigent en exemples dans différents domaines tels que le comportement, l’éthique, le fair-play… Pareil pour le dopage: aucune autre catégorie socioprofessionnelle ne subit autant de contrôles. C’est le paradoxe du sportif de haut niveau: on lui demande d’être lisse et charismatique à la fois.
Nous sommes en 1989, au tournoi Open de Tchécoslovaquie de tennis de table. C’est la finale inter-pays. Jean-Michel Saive, qui défend les couleurs belges, affronte le Suédois Peter Karlsson. Il mène 19-18, à deux points de la manche. Sur un renvoi de Karlsson, l’arbitre annonce la balle faute, ce qui offre deux balles de set à Saive. Mais voilà: le Liégeois a entendu la balle frôler le bord de la table et le dit à l’arbitre. Lequel, logiquement, accorde le point au Suédois, qui remportera finalement le match. Moralité: l’honnêteté ne paie pas. À moins que…?
Ta plus belle victoire, c’est quand tu es seul devant ton miroir.
Espace de Libertés: Jean-Michel Saive, avez-vous regretté d’avoir «rendu» ce point?
Jean-Michel Saive: Non. Je n’aurais pas pu me libérer mentalement d’avoir «volé» le point. Psychologiquement, j’aurais été mal à l’aise et j’aurais mal joué ensuite. Après, il y a eu un rapport, qui a monté les échelons jusqu’à l’Unesco, qui m’a remis le prix du fair-play. Heureusement que c’est arrivé au début de ma carrière. C’était donc plus appréciable, puisque j’avais tout à gagner. J’ai donc eu cette étiquette «fair-play» durant toute ma carrière, tout en conservant un fighting spirit inébranlable.
Que s’est-il passé en vous, sur le
moment?
Pour moi, c’est un fait de jeu banal: la balle a touché, point. Il faut dire que le tennis de table est un sport généralement fair-play, ce n’est pas le cas partout. Cela n’empêche pas de lutter. Fighting spirit, ne pas se laisser faire et rester fair-play, ce sont pour moi les trois piliers du sportif de haut niveau.
L’argent relativise-t-il ces principes?
Le rôle de l’argent est relatif. Le gain minimum de l’un a la même valeur que le million d’un autre.
Mais la société actuelle ne promeut pas ce type de comportement; elle privilégie plutôt l’égoïsme…
La société? J’essaie de me conditionner à dire que le fait d’être correct est bénéfique; même si tu ne gagnes pas sur l’instant, à terme ce sont les gens corrects qui s’en sortent. C’est un combat intellectuel tant les contre-exemples abondent. À qui peut-on faire confiance?
Que faire pour améliorer la situation?
J’y pense souvent, surtout pour les enfants. On peut être guerrier, combattant, mais rester correct et bien s’en sortir. Ceux qui font des coups tordus et qui en plus s’en vantent ne sont pas de très grands messieurs. Mais je peux comprendre que dans la société d’argent, de consommation où règne une certaine insécurité, ce n’est pas toujours évident d’avoir la force de caractère nécessaire pour rester dans la bonne ligne. Plus on a de caractère, mieux on y arrive. Cela dit, je ne me prends pas pour un modèle, simplement je me pose la question…
L’école a-t-elle un rôle à jouer?
L’école ne résout pas tout, mais elle peut contribuer. C’est le début de la théorie. Mais la réalité de la vie est éloignée de la théorie de l’école. L’école m’a donné une bonne base, mais cela n’aurait rien changé. C’est mon expérience qui a fait la différence.
Si l’école n’y parvient pas, ne serait-ce pas alors le rôle des clubs que de promouvoir l’»esprit sportif»?
Ça dépend évidemment de qui, quoi et comment. On ne sait jamais à qui l’on a affaire, de quel côté il se situe par rapport à la ligne de démarcation. Souvent, il n’y a que la victoire qui compte. Alors, l’éthique, Coubertin, c’est sympa, mais un sportif qui ne gagne rien, on l’oublie rapidement.
Les fédérations, alors?
Ça devrait être comme ça, mais… globalement, il y a des progrès, dans les politiques aussi. Les expériences du passé ont porté quelques fruits. Avant on fermait facilement les yeux. Mais soyons clairs: je ne veux pas devenir un vieux donneur de leçons comme j’en ai subi quand j’étais gamin. Aujourd’hui, on est plus regardant. Tout n’est pas parfait, mais ça va mieux. L’essentiel, c’est de pouvoir se retrouver en bonne position et de prendre les décisions en âme et conscience dans le sens de l’amélioration. Parfois, certains ne voient réellement que le résultat du lendemain. Il faut aussi rester cohérent par rapport au rôle qu’on se donne, surtout quand, comme moi, on porte de nombreuses casquettes.
Avez-vous subi des manquements au fair-play qui vous auraient porté préjudice?
Quand on n’a pas de preuves, mieux vaut se taire… Disons qu’à deux reprises, des agissements extérieurs ont dû favoriser certaines décisions défavorables pour moi. Des tirages au sort particulièrement favorables à mes adversaires, des matchs aux résultats curieux. Mais ce n’est pas l’important. Ta plus belle victoire, c’est quand tu es seul devant ton miroir…