Espace de libertés | Décembre 2018 (n° 474)

Cachez cette pauvreté que je ne saurais voir


Libres ensemble

«Ce sont des profiteurs, des fainéants, des assistés, des incapables, des fraudeurs. Et de toute façon, ils n’ont qu’à travailler!» Autant d’idées reçues sur les pauvres qui se multiplient aujourd’hui. Serge Paugam, sociologue, directeur de recherche et d’études et co-auteur du livre «Ce que les riches pensent des pauvres», nous aide à décrypter ce phénomène de pauvrophobie.


Comment définir la «pauvrophobie», un phénomène de rejet qui ajoute de la stigmatisation à la marginalisation? 

C’est une notion récente, suggérée par le mouvement ATD Quart-Monde. C’est une tendance à mettre à distance les pauvres, parce que ces derniers seraient susceptibles d’être gênants, de perturber la quiétude du voisinage. Cela se traduit par une volonté de les mettre en dehors de la cité, de remettre en question leurs droits sociaux. On met l’accent sur le fait que ces personnes ne feraient pas suffisamment d’efforts pour sortir de leur situation. La question lancinante de la paresse est souvent mise en avant. Ce sont des personnes que l’on ne veut pas proches de chez soi et qu’on a tendance à vouloir accabler de tous les maux de la terre pour s’affranchir de leur présence et justifier leur infériorité sociale.

Il n’y a plus de retenue chez les riches aujourd’hui : on va parler sans scrupules de l’hostilité que l’on éprouve à l’égard des pauvres et des migrants.

C’est un mécanisme de catégorisation que les psychologues sociaux ont déjà étudié. On va mettre en avant des traits négatifs, repoussants, pour montrer que l’on ne fait pas partie de cette catégorie-là. C’est aussi une stratégie de distanciation sociale: je ne peux pas être comparé à ces gens-là parce qu’ils représentent tout ce que je ne veux pas être, en termes de morale, de comportement quotidien et de statut social. Ces dernières années, nous avons vu monter ce phénomène qui met en avant les pauvres dans tout ce qu’ils peuvent avoir de négatif pour l’ordre social.

Est-ce vraiment nouveau? Dans votre livre, vous reprenez l’extrait d’une lettre envoyée au Manchester Guardian au XIXe siècle: «Depuis quelque temps, on rencontre dans les grandes rues de notre ville une foule de mendiants qui tantôt par leurs vêtements en haillons et leur aspect maladif, tantôt par l’étalage de blessures béantes et de l’infirmité repoussante cherchent à éveiller la pitié des passants […] on en a assez fait pour avoir le droit d’être enfin à l’abri d’importunités aussi désagréables que cyniques.»

On pourrait penser, effectivement, que ce qui se disait au début du XIXe siècle, on le retrouve encore aujourd’hui. Mais il y a des variations historiques. Dans les années 1980, quand on parlait de la pauvreté, ça partait plutôt d’une volonté de solidarité à développer pour venir en aide aux plus défavorisés. Il y avait un mouvement qui allait plutôt vers la recherche de solutions pour soulager ces chômeurs qui ne trouvaient pas d’emploi et qui avaient besoin d’être soutenus par des systèmes de transferts, d’aides sociales. En France, on a voté une loi importante, le 1er décembre 1988, sur le revenu minimum d’insertion. Quand on faisait des sondages à l’époque, neuf Français sur dix étaient favorables à la mise en place d’un tel revenu minimum. À l’Assemblée nationale, il y a eu un vote à la quasi-unanimité. Quand on voit aujourd’hui comment on parle des pauvres dans les médias, on se dit: on a changé d’époque.

A woman with her child begs in a street of Lille, on March 23, 2018. (Photo by PHILIPPE HUGUEN / AFP)
Ignorer les pauvres, pour ne pas se laisser « contaminer » : une tactique adoptée par les classes moyennes et supérieures. © Philippe Huguen/AFP

Paris, São Paulo et Delhi: vous avez mené des entretiens avec 80 familles – riches – des beaux quartiers dans chacune de ces métropoles. Et vous avez trouvé les trois mêmes grandes familles de préjugés négatifs sur les pauvres?

Le premier type de préjugés renvoie à l’idée d’une supériorité morale des riches, une frontière morale. Beaucoup de riches essaient de vivre dans un entre-soi. On cherche à donner à ses propres enfants la meilleure éducation, en les coupant délibérément de toutes les populations qui pourraient nuire à la qualité de cette éducation et de cette transmission d’un certain nombre de valeurs morales. Il y a une hantise d’être en contact avec d’autres enfants, qui pourraient venir altérer ce que l’on souhaite pour les siens. La menace est d’ordre moral, elle peut se traduire par le fait d’être contaminé par le langage qui ne serait pas celui qu’on souhaiterait pour ses enfants. Ces quartiers vivent dans une sorte d’isolat social. Il n’y a pas forcément de malveillance dans le discours des personnes que nous avons rencontrées, mais une volonté de se distinguer moralement des autres couches de la population, avec cette certitude de ne pas appartenir à la même catégorie.

On voit aussi dans les préjugés qui circulent une forme de répulsion physique envers les pauvres.

La répulsion, c’est effectivement la deuxième forme qui alimente ce processus de mise à distance et de volonté de faire sécession. On va le retrouver beaucoup plus nettement à São Paulo et à Delhi, où des bidonvilles jouxtent ces quartiers très riches. Il y a la hantise d’être contaminé par le fait même de toucher les pauvres ou de toucher des endroits – par exemple dans les transports en commun – qui ont été touchés par les pauvres. Mais cette répulsion physique ressurgit aussi à Paris. Quand on a construit un centre d’hébergement pour migrants et personnes sans abri à proximité d’un quartier riche, dans le 16e arrondissement, cela a créé un mouvement de contestation très fort. On se méfie de cette présence et des nuisances que cette population peut apporter. Des pétitions ont circulé avec la volonté de repousser du centre, les habitants de ce quartier disant «il y a la périphérie pour ça, nous, on ne peut pas, mettez ces migrants plus loin, ils n’ont rien à faire chez nous». Avec l’idée effectivement que ces personnes-là vont salir l’espace parce qu’ils n’ont pas la même hygiène que nous. Il faut ajouter aussi l’insécurité, la menace que l’on imagine provenant de ces classes pauvres – qui sont encore pour les riches des classes dangereuses. Il y a cette angoisse permanente de faire l’objet d’attaques ou de vols de la part des pauvres qui pourraient fréquenter le quartier.

«S’ils travaillaient, ils ne seraient pas pauvres, ce sont des fainéants.» Ce serait le troisième type de préjugé?

Quand on vit dans la richesse, on a besoin de justifier son statut social au regard des autres couches de la population. On voit que les riches élaborent tout un système de justification des inégalités. Cela se traduit par ce que l’on a appelé un processus de neutralisation de la compassion: ils ne peuvent pas être en permanence dans la compassion parce que cela leur donne mauvaise conscience, donc ils construisent un système de justification de l’ordre social et des inégalités. Ça s’appuie sur l’idée que les pauvres sont naturellement pauvres, naturellement inférieurs. Ils seraient moins dotés en termes de capacités intellectuelles, auraient moins de vitalité pour apprendre. On a donc tendance à rapporter les inégalités à des inégalités naturelles. Ça contribue à éliminer le poids des déterminations sociales, qui sont en quelque sorte renvoyées dans l’oubli. On occulte cette dimension. Parfois les riches s’appuient sur le parcours de personnes, les «bons pauvres», qui ont réussi et qui avaient donc des potentialités différentes des autres. Quand on voit comment le mérite est mis en avant par les plus riches, cela conduit à remettre en question toute une série de déterminations sociales et à penser qu’il suffit de le vouloir pour sortir de la pauvreté. C’est terrible parce que si l’on applique à la lettre ce principe, si les pauvres sont pauvres, c’est parce qu’ils n’ont aucun mérite, ils n’ont fait aucun effort pour s’en sortir.

Ces stéréotypes sur la pauvreté circulent aussi dans la classe moyenne. Serait-ce dû à la peur du déclassement?

Ces mécanismes se retrouvent également dans la classe moyenne, parfois même la petite classe moyenne qui essaie de s’élever socialement et qui a besoin de caricaturer les plus pauvres, de se distinguer moralement en disant: tous ceux-là ne font aucun effort. Si vous regardez ce qui se passe aujourd’hui au Brésil, l’élite a bien sûr une attitude d’hostilité à l’égard des pauvres et de ceux qui les soutiennent, mais ce rejet du Parti des travailleurs, on le retrouve aussi dans la classe moyenne ascendante qui s’appuie sur des arguments selon lesquels cette générosité – alors qu’elle est vraiment limitée à l’égard des pauvres – ne fait que nuire et entretenir le cercle vicieux de la pauvreté. Ça se répand dans la société tout entière.

Peut-on parler de racisme anti-pauvres?

Les riches ont été habitués à contenir leur langage, à bien décrypter la façon dont ils peuvent se permettre de dire les choses pour ne pas apparaître trop offensants à l’égard de l’humanité, à rester politiquement corrects. Mais ce qui nous a frappés, c’est qu’il n’y a plus de retenue chez les riches aujourd’hui. On va parler véritablement sans scrupules de l’hostilité que l’on éprouve à l’égard des pauvres et des migrants. On va même «racialiser» la question de la pauvreté en disant qu’il y a des quartiers qui sont dégradés parce qu’il y a une trop forte proportion de populations d’origine étrangère. C’est quelque chose que l’on dit sans aucune retenue aujourd’hui, ce qui est effectivement l’expression même d’un racisme sans limites.

Comment lutter contre la pauvrophobie? 

En appeler à la solidarité est essentiel. Je crois que les pouvoirs publics et nous autres, les citoyens, devons rappeler que nous avons créé une société solidaire grâce à ces valeurs et aux luttes sociales. Il faut aussi rappeler ces principes dans le système scolaire. On sait que des enfants originaires de tel ou tel quartier sont mis de côté et se sentent mal à l’aise à l’école. Ils ne pourront pas progresser tant qu’il y aura cette attitude de rejet de la part des autres, et parfois un manque d’attention des enseignants à l’égard de ces mécanismes de discriminations. Il faut qu’ils aient le sentiment d’être intégrés à l’école, parce qu’autrement ils vont éprouver un sentiment d’infériorité sociale par rapport aux autres élèves et ils vont décrocher. C’est ce qui se produit d’ailleurs, les inégalités s’accroissent d’année en année dans le système scolaire. Et puis apprendre aux parents que ce n’est pas parce qu’il y a des enfants pauvres dans la classe ou d’origine immigrée que forcément les leurs ne vont pas pouvoir grandir et acquérir les connaissances élémentaires pour pouvoir devenir de futurs citoyens bien intégrés dans la société.