Espace de libertés | Décembre 2018 (n° 474)

«L’humanité: un troupeau vers l’abattoir». Une rencontre avec Boualem Sensal


Grand entretien

Écrivain sans concession ou faux semblant, l’Algérien Boualem Sansal publie «Le Train d’Erlingen ou la métamorphose de Dieu». Une fable qui traverse l’histoire et les hommes pour dresser un tableau d’un monde déchiré par les crises migratoires, l’éclatement de la démocratie, le fanatisme et la lâcheté.


De roman en roman, votre propos s’amplifie et votre critique s’exacerbe… Dans Le Train d’Erlingen, vous cassez les codes de la narration pour décrire la mainmise de l’extrémisme religieux et les ravages de la propagation d’une foi sectaire dans une société fatiguée d’elle-même.

On n’écrit pas sans raison, surtout quand il s’agit d’aborder la religion, et l’islamisme en particulier. Il faut passer par la médiation, sans ignorer les choses parce qu’on ne les comprend pas ni parce qu’elles sont difficiles à dire, comme la peur, la soumission, la lâcheté… J’ai voulu y regarder de plus près, déconstruire le phénomène, à travers l’essai d’abord, avec Gouverner au nom d’Allah en 2013, puis avec le roman 20841 et aujourd’hui avec Le Train d’Erlingen. Chacun doit inventer ses instruments, y compris l’écrivain, dans une société amorphe qui ne se préoccupe pas des apocalypses du passé, et encore moins de celles qui vont arriver. La religion, comme phénomène complexe, ne peut pas s’expliquer, y compris dans le roman, par des faux semblants ou des demi-mesures. Pour moi, l’islam et l’islamisme, c’est la même chose: l’islam a mené à l’islamisme qui a mené au djihadisme. Il a hélas! détruit mon pays, et il est en train de détruire le monde. Je ne pourrai jamais arrêter de dénoncer cet état de fait quand je vois ces sévices se poursuivre ailleurs désormais, surtout quand je vois qu’en Europe, face à l’islamisme, certains veulent le domestiquer, et que d’autres encore sont prêts à s’associer à lui, en pensant mieux le détruire…

Mais le tableau que vous dressez, plus encore qu’une violente charge contre l’islamisme, est celui de la situation chaotique du monde actuel. Avec une critique acerbe d’une autre religion: la mondialisation…

Oui, il y a une atmosphère de fin du monde comme je l’écrivais déjà dans 2084, due à cette métamorphose du capitalisme qui procédait à sa base d’un humanisme, un capitalisme totalement dévoyé désormais par le dieu sinistre qu’il a enfanté, l’argent, la finance… C’est détruire pour rien! La recherche du bonheur, du progrès n’est plus un objectif dans nos sociétés. Seul l’enrichissement compte, quitte à détruire la population. Tout évolue vers cette destruction de l’homme, et il en va de même avec les religions. On a oublié le fond, pour garder la forme et faire de toute l’humanité un troupeau qu’on amène à l’abattoir. On met les hommes à genou. Pour adorer quoi? On ne sait pas, mais tout va dans ce sens-là. On dirait que l’humanité est fatiguée de la vérité. Elle se contente aussi de vérités toutes faites. On accepte des demi-vérités, des simplismes, et de plus en plus, le mensonge devient un élément nécessaire. On ne pourrait pas vivre sans fake news, sans désinformation comme stratégie de gestion de la cité, du vivre-ensemble, de la société.

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« Nous avons tendance à ne pas agir, ce qui fait de nous du bétail. » © Gallimard

Avec, dans ce flou entre vérité et mensonge, une histoire qui repasse éternellement les mêmes plats, comme on le voit à Erlingen, cette ville qui donne son titre à votre roman, citée assiégée par un ennemi qui n’est jamais vraiment nommé, mais qui impose la soumission à un dieu.

Nous vivons les mêmes événements qui ont conduit aux grandes migrations du passé, à la montée des fascismes, aux guerres, aux folies religieuses… Mon texte renvoie à l’Allemagne par le nom Erlingen et à la Shoah par le train. Il est le portrait d’une société qui, sous les idées extrémistes, se vide peu à peu de son sens, perd ses repères, comme si l’histoire ne savait rien de l’avenir. Dans cette ville assiégée, une partie de la population ne veut pas se soumettre, mais elle est dans l’attente d’un train qui peut les sauver, comme les conduire à la mort.

Face à la menace, à l’oppression, la soumission semble surtout être l’état naturel de l’être humain. Vous écrivez d’ailleurs: «L’homme se soumettra et n’aura nul besoin de savoir à quoi et à quel prix, la soumission est la plus grande exaltation qui soit, elle est l’avenir du monde.»

Nous avons tendance à ne pas agir, ce qui fait de nous du bétail. Du coup, les voleurs de bétail s’en donnent à cœur joie en nous promettant qu’en face, l’herbe est plus verte. D’où la montée du populisme et de l’extrême droite. D’où la montée en puissance du fanatisme. On se rend compte que l’animal en nous l’emporte, que nos besoins primaires nous poussent davantage à la soumission qu’à la raison. La soumission, c’est l’organisation à un ordre, pour nous préserver de la mort, de la faillite, pour nous préserver le plus longtemps possible. Et cet ordre vous définit, vous, votre liberté. Qui dit ordre, dit dictature. Qui dit chef, dit abus. Tout cela au nom d’un objectif qui n’a pas jamais changé chez l’être humain: la sécurité et la pérennité du groupe. L’individu ne compte pas. On se soumet d’autant plus facilement que dans certaines sociétés, la notion d’individu n’a même pas été inventée. Dans les pays musulmans, le mot individu n’existe pas du tout. On ne sait pas ce que cela veut dire, cela paraît une absurdité, un sacrilège.

Outre le recours à l’histoire, un autre déclencheur de votre roman, ce fut l’attentat du 13 novembre 2015 à Paris.

Je ne voulais pas me mettre dans la peau d’un terroriste, comme l’a fait Yasmina Khadra dans son dernier livre, Khalil. Je voulais dépasser ce stade-là, en mettant en mots un monde éclaté, des personnages pris dans diverses époques. Le terrorisme en bout de chaîne ne m’intéresse pas. J’essaie de remonter à sa source, en émettant des hypothèses, en cherchant des explications, et à lire ceux qui me critiquent, je ne serais pas au bon endroit. À les entendre, les terroristes commettent ces crimes à cause de la misère, à cause de l’Occident qui a détruit leur pays… Je ne crois pas à ces excuses, à ces explications. La misère est partout, et toutes les personnes misérables ne commettent pas d’attentat. 80% de la population mondiale est en situation de pauvreté, et ce n’est pas pour autant qu’elle se lance dans le terrorisme. Même au plus profond de leur misère, ces personnes restent des humains, se comportent comme tels. Au plus profond de la déchéance, elles restent des êtres supérieurs.

Si Dieu existe, il doit sans doute se retrouver dans les « fake news » aujourd’hui…

Dans Le Train d’Erlingen, les écrivains ont une large place. Dante, Baudelaire, Kafka, pour n’en citer que quelques-uns, mais il y a aussi Henry David Thoreau. À vous lire, notre époque a un besoin urgent d’un nouveau Thoreau.

La lecture de son essai court, quoique difficile, La Désobéissance civile, a été un choc pour moi. J’y ai découvert un concept puissant: la force est souvent dans la faiblesse, là où la résistance est dans la désobéissance. Comme je l’ai dit, nos sociétés sont transformées aussi bien par l’islamisme que par le capitalisme financier mondialisé. Deux périls que seul un nouveau Thoreau pourrait nous aider à surmonter, en ravivant la flamme de la rébellion, en nous rappelant que le bonheur est dans la simplicité, non dans la soumission. Au lieu d’accepter comme une fatalité ses faiblesses, sa lâcheté, l’individu pourrait enfin se redresser, être debout.

Le sous-titre de votre roman est la métamorphose de Dieu. En quoi nous affecte-t-elle?

Dieu, comme le reste, est une idée. À travers le comportement des hommes, des religions, il y a forcément quelque chose qui a changé chez les croyants sur Terre, un peu à la manière de concevoir le mal qui a considérablement évolué au fil des siècles: là où l’esclavage ou la peine de mort étaient des choses tout à fait banales, elles ne le sont plus aujourd’hui. Il en va de même pour Dieu. Comme le monde change, le message qu’il envoie aux humains n’est plus le même, lui non plus… D’Abraham à Mahomet, il a délivré un message totalement différent à chaque fois: celui de la soumission à la loi avec Moïse, puis, cinq siècles plus tard, tout n’était qu’amour et bonté avec Jésus, et ensuite, avec Mahomet, il s’est résumé au châtiment permanent matin et soir. Le paradis étant bon pour ceux qui meurent en martyres… Dieu change, et s’il change tous les cinq siècles, il change toutes les minutes. Il n’y a plus de vérité, plus d’absolu… On est dans la relativité totale, et dans ce cas, on ne regarde plus le monde que de son point de vue. Si Dieu existe, il doit sans doute se retrouver dans les fake news aujourd’hui…

 


1 Auquel nous avions consacré un article à sa parution. Cf. Amélie Dogot, « 2084, la fin du monde libre », dans Espace de Libertés n° 444, décembre 2015, pp. 74-75.