Espace de libertés | Décembre 2018 (n° 474)

Religions et laïcité: un mouvement perpétuel


International

Le rapport entre religions et société se transforme avec l’arrivée de «nouveaux venus» et une affirmation renforcée de l’islam en Europe. Dans ce cadre, la laïcité garde un rôle essentiel à jouer.


Quand on se demande si l’Europe aime les religions1, une question s’impose d’emblée: de quelle Europe parle-t-on? Est-ce de l’Europe supranationale et de son rapport aux religions, tel que l’institue le traité de Lisbonne via un «dialogue ouvert, transparent et régulier»? Ou de l’»Europe continent», habité par des hommes et des femmes dont le sentiment religieux varie en fonction de l’histoire et des influences, cette évolution participant à des degrés divers à la sécularisation de nos sociétés? «Si la seconde proposition l’emporte, la question suivante est de savoir si la religion veut encore dire quelque chose pour l’Europe et les Européens sachant que le pluralisme des sociétés a fatalement conduit à diminuer le sentiment religieux…», répond Valentine Zuber, directrice de l’École pratique des Hautes Études (Paris), spécialiste de l’histoire de la liberté religieuse en Europe occidentale et de la laïcité en France.

Penser pour autant que le religieux est désormais à la traîne serait aller un peu vite en affaire. «Si nos pays – la France et la Belgique –  se sont fortement sécularisés, il faut constater qu’il existe ici et ailleurs un retour du religieux.» L’Europe n’a pas à aimer ou à ne pas aimer les religions, celles-ci sont présentes. L’arrivée et l’affirmation de l’islam par le biais des immigrations anciennes et nouvelles, participent à la recomposition de ce paysage. Il faut y inclure la montée en puissance de nouvelles églises évangéliques. «Leur dynamisme est davantage à l’origine de cette recomposition que ne le sont aujourd’hui les acteurs religieux traditionnels», estime Valentine Zuber.

30th World Day of Prayer for Peace
Le rapport Orela met en évidence l’augmentation du nombre de gens qui se déclarent catholiques, alors qu’ils ne croient pas et ne pratiquent pas. © Massimo Valicchia/NurPhoto_AFP

Il y a également, ajoute la spécialiste des religions, une «individualisation du croire» qui modifie la donne. «Ce ne sont plus les communautés traditionnelles qui portent seules l’expression religieuse. On observe de nouvelles manières de s’exprimer, qui peuvent choquer comme la burqa – aujourd’hui interdite chez nous dans l’espace public». Le résultat est «une visibilité moins évidente pour les catholiques».

«La laïcité, une régulation nécessaire»

Dans un tel paysage, la laïcité est-elle en danger? «Pas du tout», répond Valentine Zuber. «La laïcité à la française (la séparation entre l’État et les cultes) est un formidable cadre juridique pour un État de droit qui reconnaît les philosophies et les convictions religieuses. Elles peuvent s’y exprimer en toute liberté. La laïcité doit être préservée, car une régulation est nécessaire, mais il doit s’agir d’une régulation en douceur.»

Toutefois, la panacée n’existe pas. La laïcité telle que la conçoit la France n’est pas universelle. «Le modèle majoritaire, explique Valentine Zuber, est celui de la neutralité que pratique la Belgique avec une sublimation des cultes et de la laïcité […] J’aime bien ce modèle de reconnaissance pluraliste car l’État prend au sérieux les convictions de ses concitoyens, tout comme il reconnaît les ONG, les syndicats, etc.»

Condition sine qua non: la loi religieuse ne peut bien sûr déborder la loi des hommes. En la matière, le pluralisme tel qu’il se pratique en Europe est plus «ferme» qu’en d’autres endroits. «Au Canada, par exemple, des aménagements au cas par cas peuvent répondre aux revendications religieuses. Chez nous, l’État intervient davantage et exige des mouvements religieux et philosophiques s’ils se conforment aux règles communes.»

Nos autorités attachent pourtant encore plus d’importance aux mosquées qu’au travail, au développement socio-économique et à l’éducation, autant de facteurs susceptibles de conduire éventuellement à une baisse de la religiosité.

Cette «fermeté» n’est en rien la garantie que religions et philosophies pèsent le même poids dans l’arène politique européenne. À ce petit jeu, «il faut bien admettre que les grandes Églises ont une solide longueur d’avance, à commencer par l’Église catholique. Quant aux humanistes, ils avancent trop souvent en ordre dispersé», juge Valentine Zuber.

Les dés seraient donc pipés? L’historienne nuance: «La réalité est qu’au niveau européen, on est dans de la diplomatie, et que l’aboutissement concret d’une telle démarche n’est pas évident. Mais l’Union ne peut pas pour autant méconnaître ces acteurs. Leur voix peut aider à mettre le doigt sur certains problèmes, à vivifier le débat. On voit ainsi depuis plusieurs années que ce sont les religions qui portent la voix la plus forte sur les migrations.»

Cette expression diplomatique propre à l’Europe supranationale doit encore trouver un relais dans la manière dont s’articule la société. C’est vrai pour ceux qui tentent – notamment à l’extrême droite – d’instaurer la laïcité en valeur politique universelle. C’est vrai aussi pour ceux qui arborent les racines chrétiennes, souvent dans des sociétés qui se sentent menacées. «Il importe d’expliquer que les héritages de nos sociétés sont en réalité multiples, pas seulement chrétiens.»

Premier rapport sur l’Europe

D’Europe, il est également question dans le dernier rapport de l’Observatoire des religions et de la laïcité (ORELA) de l’ULB qui se penche sur la manière dont les institutions européennes et les États interagissent avec les cultes et la laïcité.

Pour Caroline Sägesser, l’auteure principale de l’étude, le paysage des religions en Belgique et en Europe occidentale est médiatiquement dominé par l’islam, qui reste pourtant second au plan sociologique. Ce constat croise la volonté des autorités belges ou françaises d’aller vers un islam davantage formaté pour nos sociétés, là où en Europe de l’Est, on construit plutôt des barricades contre cette religion.  Il y a un paradoxe à vouloir, d’une part, proclamer la séparation de l’État et des religions», relève Caroline Sägesser, «et d’autre part chercher à pétrir une religion comme l’islam pour mieux la faire “coller” à notre société.»

Cette attitude partirait d’une appréciation en partie erronée. «On a tendance à surestimer le degré de religiosité des musulmans de nos pays et surtout à le croire immuable. Or, la sécularisation opère également chez les musulmans, et elle augmente avec le niveau de vie acquis par des populations venues de pays où l’islam est majoritaire. Nos autorités attachent pourtant encore plus d’importance aux mosquées qu’au travail, au développement socio-économique et à l’éducation, autant de facteurs susceptibles de conduire éventuellement à une baisse de la religiosité.»

L’omniprésence de l’islam aurait en outre une vertu introspective. «Sommes-nous vraiment des pays laïques?» interroge Caroline Sagesser, lorsque l’on observe la controverse entre marché de Noël et plaisirs d’hiver à l’heure des fêtes de fin d’année à Bruxelles. Le rapport Orela met en outre en évidence l’augmentation du nombre de gens qui se déclarent catholiques, alors qu’ils ne croient pas et ne pratiquent pas. «Certains en viennent à participer à des pèlerinages sans pour autant croire le moins du monde.»

Difficile de trouver son chemin dans un paysage à ce point changeant, chacun en convient. Le leitmotiv européen voudrait que meilleure est la connaissance de la religion et des convictions de l’autre, plus facile sera la cohabitation. «En cela, l’éducation à la philosophie et à la citoyenneté (EPC) manque son but dans la mesure où ce cours ne s’intéresse pas scientifiquement à la religion», estime Caroline Sägesser. Celle-ci reste chez nous l’apanage des profs de religion. Avec des conséquences variables. Moindres du côté de l’enseignement catholique qui a appris à accueillir des enfants non catholiques depuis des décennies. Mais a priori plus importantes, sinon dommageables, dans le cas de religions (islamique, juive, musulmane, orthodoxe…) qui parlent à un public de convaincus. Ici, le risque est de manquer de sens critique. On est davantage dans l’entre-soi.


1 Question posée à l’ULB lors d’un débat au titre un brin provocateur «L’Europe aime-t-elle les religions?» le 5 novembre dernier en amont duquel nous avons rencontré Valentine Zuber.