Espace de libertés | Décembre 2018 (n° 474)

De l’utopie au projet politique


Dossier

Souvent discuté au niveau des sphères politiciennes, le revenu de base universel peine à franchir le cap de l’utopie. D’autant que les possibilités d’applications – mêmes partielles – de ce revenu, dépendent des idéologies dominantes du moment


Si l’idée d’un revenu de base universel a bien été débattue en Belgique à diverses époques et à divers moments, elle en est restée au stade d’un projet sans réalisation concrète, même s’il a été inscrit dans le programme électoral de l’éphémère parti néo-libéral Vivant, créé par l’homme d’affaires Roland Duchatelet en 19991. Cela veut-il dire pour autant que ces débats sur un projet destiné à remédier aux lacunes de notre régime de sécurité sociale soient restés sans retombées politiques? Répondre par l’affirmative reviendrait à travestir la réalité.

Le débat sur le revenu de base universel, entamé dans les premières années 1980, s’inscrivait dans un contexte de crise économique et de dégradation de l’emploi qui a été le ferment d’un bouillonnement d’idées portant non seulement sur les politiques de l’emploi et de résorption du chômage, mais également sur la réforme de notre régime de sécurité sociale. Faut-il rappeler que la commission Dillemans a été chargée à cette époque d’une tentative de réforme de la sécurité sociale qui n’a pu aboutir faute d’accord entre les experts, désignés par les partis?

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C’est ainsi que le revenu de base universel a vu certains de ses objectifs se concrétiser, même s’il n’a pas été directement à l’origine des mesures prises. Parmi celles-ci, l’on retiendra tout le dispositif de mesures destinées à réduire le coût du travail par le biais de réductions des cotisations patronales qui ne cessent de s’amplifier au risque de mettre à mal le financement de la sécurité sociale ainsi que l’activation des allocations sociales. D’autres facteurs interviennent aussi comme le financement de l’augmentation des petits salaires par l’abaissement des cotisations personnelles des travailleurs, les possibilités de cumul d’un revenu du travail et d’une allocation sociale, les mesures de répartition douce du travail dans le cadre notamment des interruptions de carrière et des crédits-temps, les mesures favorables à la flexibilité du travail et d’assouplissement des procédures de préavis et la garantie de revenu aux personnes âgées introduite en 2001.

Des choix politiques à contextualiser

Concernant les cotisations personnelles des travailleurs, il convient de rappeler que ce n’est pas un hasard si, avant la réduction du taux de cotisation pour les bas salaires, le même taux était appliqué à tous les salaires, avec pour conséquence que le montant des cotisations personnelles versé par les travailleurs salariés était proportionnel et non progressif selon leurs salaires. C’est, en effet, cette proportionnalité qui est à la source de la solidarité horizontale, basée sur le principe d’entraide mutuelle, qui est organisée au sein de la sécurité sociale des travailleurs salariés. L’entraide mutuelle, née dans la classe ouvrière au milieu du XIXe siècle pour lutter contre la misère dans laquelle elle était enfermée, est un principe-clé de l’assurance sociale. Son effritement est peut-être le signe le plus visible que d’une part, la vieille société industrielle dont elle a été le marqueur est en voie de disparition et d’autre part, le régime de sécurité sociale associé à l’ère industrielle, qui l’a consolidée et étendue à tous les travailleurs salariés, a vieilli et qu’il doit, s’il veut survivre, être réformé voire réinventé pour tenir compte des nouveaux besoins nés des évolutions récentes de la structure économique, de la structure de l’emploi et de la transformation du travail humain, liées à la mondialisation et aux progrès exponentiels des technologies de ces quarante dernières années.

Pour ce qui est du cumul d’un revenu du travail et d’une allocation sociale, celui-ci a été rendu possible par le truchement des chèques services pour les chômeurs et les bénéficiaires du revenu d’intégration sociale, par l’introduction de la garantie de revenu en cas de travail à temps partiel involontaire, mais dont le calcul est devenu moins favorable depuis janvier 2015 et par l’exercice d’une activité réduite jusqu’il y a peu pour les pensionnés, auxquels étaient adjoints les prépensionnés, avant que cette latitude leur soit retirée.

Quant aux mesures douces de répartition du travail que sont les interruptions de carrière et les crédits-temps, elles méritent que l’on s’y arrête car elles renouent avec l’idée d’un revenu de base dans le champ de la sécurité sociale qui a eu cours dans l’assurance-chômage (arrêté du régent du 26 mai 1945) avant que n’interviennent la modulation des taux d’indemnités pour charge de famille et surtout bien avant l’adoption de la liaison de l’indemnité au dernier salaire perçu (arrêté royal du 13 octobre 1971). Dans le contexte d’une époque de plein emploi où le chômage, le plus souvent de courte durée, touchait quasi uniquement les ouvriers en majorité non qualifiés, dont les conditions de vie étaient quasiment uniformes en dépit de différences de salaire dont l’amplitude restait relativement limitée, le revenu de base appelé à assurer un standing de vie minimum, défendu par la FGTB, relevait de l’idéal égalitaire porté par le mouvement ouvrier. Face au risque de chômage, le même revenu accordé à tous apparaissait comme découlant directement de l’entraide mutuelle à l’origine des assurances sociales en permettant de redistribuer les revenus au sein de la classe ouvrière et d’éviter ainsi la situation d’inégalité inadmissible qu’aurait entraîné l’octroi d’indemnités proportionnelles au salaire2.

La portée de ces mesures de répartition douce du travail a, cependant, été considérablement réduite par les décisions mises en œuvre par le gouvernement Michel en janvier 2015. On songe plus spécifiquement au fait de supprimer le droit au revenu de base pour les crédits-temps et les interruptions de carrière non motivés, mais aussi de relever l’âge ouvrant le droit à un crédit-temps en fin de carrière. Les dernières décisions concernant la fin de l’assimilation pleine des périodes non-travaillées aux périodes travaillées dans le calcul de la pension, qui risquent de porter préjudice particulièrement aux travailleuses ayant des responsabilités familiales, ne sont pas non plus de nature à encourager le recours au crédit-temps.

Enfin, l’introduction de la garantie de revenu aux personnes âgées par le gouvernement Verhofstadt I en remplacement du revenu garanti, et qui est fonction du revenu de base fixé par la loi, peut se définir comme le revenu minimum dont doivent disposer les personnes âgées pour faire face à leurs besoins fondamentaux (1 118,36 euros au taux isolé à partir du 1er septembre 2018).

La garantie de revenus aux personnes âgées présente les mêmes caractéristiques que le bonus social généralisé évoqué en mai 2017 par Elio Di Rupo. Elle n’intervient totalement ou partiellement que pour ceux qui n’ont pas d’autres revenus ou dont les ressources sont inférieures à son montant.

À l’échelle européenne

Très longtemps confiné, malgré tout, dans le débat d’idées entre initiés, le revenu de base a, pour la première fois, été inscrit sous la forme de crédit d’impôt, dans un programme électoral national: celui du candidat démocrate à la présidence des États-Unis, George McGovern, en 1972 sur la recommandation de l’économiste keynésien J. Tobin.

Il a pourtant fallu attendre une bonne dizaine d’années pour que l’idée du revenu de base universel apparaisse dans le débat public grâce à l’initiative de quelques experts qui se sont organisés pour la populariser et en faire l’objet de discussions informées, sans a priori ni parti pris.

Le Basic Income Earth Network (BIEN) a été fondé en 1986 à l’initiative de quelques experts, dont Philippe Van Parijs faisait partie. Ce n’est sans doute pas un hasard si le premier congrès du BIEN s’est tenu en 1986 à Louvain-la Neuve. Il s’agissait, à l’origine, pour ce réseau de susciter un débat informé dans les différents pays européens. Des comités nationaux se sont ainsi créés dans 15 pays européens, parmi lesquels figurent un bon nombre d’États-membres de l’Union européenne. La Belgique a suivi le mouvement en 2012.

Un examen plus poussé des associations membres indique toutefois qu’il a tendance à se confiner dans les pays les plus développés et émergents alors que son action militante serait certainement nettement plus utile dans les pays pauvres où l’instauration d’un revenu de base universel pourrait grandement améliorer les conditions de vie des habitants, qui ne bénéficient d’aucune protection sociale et dont la plupart ne disposent tout au plus que d’un à deux dollars américains par jour pour faire face à leurs besoins essentiels.


1 Né en 1999, ce parti s’est présenté sans succès aux élections législatives de 1999 et 2003 de manière autonome. Il s’est ensuite allié au VLD pour les élections législatives de 2004, et s’y est finalement intégré en 2007.
2 C’était du moins l’avis émis, à l’époque, par la FGTB. Cependant, il est communément admis que c’est à Dennis Miller que l’on doit le schéma complet du revenu de base (1918).