Espace de libertés | Décembre 2018 (n° 474)

Entre consécration et insignifiance. Une rencontre avec Fernando Navarro Sordo


International

Alors que l’Espagne continue de vivre au rythme de l’ébullition catalane, Podemos, le mouvement citoyen devenu parti continue lui aussi à chercher ses marques sur la scène politique nationale. Interview de Fernando Navarro Sordo, militant de Podemos et assistant d’un eurodéputé.


Le parti Podemos est né du mouvement des Indignés. Quel premier bilan tirez-vous de ce «saut» entre un engagement citoyen et une action dans l’arène politique?

Dès la naissance de Podemos, ses dirigeants ont compris qu’il ne s’agissait pas de monopoliser la voix et les demandes du mouvement des Indignés, leurs revendications étant transversales, communes à toutes les couches sociales et à toutes les idéologies et les traditions politiques espagnoles. Idéalement, Podemos estime que c’est à tous les partis de la scène espagnole de les faire remonter jusqu’aux postes de décision politique. Malheureusement, force est de constater que les partis de la «vieille» politique présents sur la scène depuis les débuts de la transition vers la démocratie – et en grande partie responsables de la débâcle institutionnelle et économique du pays – n’ont pas prêté oreille aux voix de la rue. Ils n’ont pas non plus changé leurs priorités économiques et sociales, ainsi que leurs mœurs dans la gestion publique. En revanche, Podemos n’est pas seul dans l’ambition de faire avancer l’Espagne sur la voie d’une régénération institutionnelle et d’une réforme structurelle du pays, en vue de le refonder pour l’encadrer dans un nouvel ordre de justice sociale, d’égalité des chances et de regain de productivité basés sur le respect des droits de l’homme, la préservation des ressources naturelles et le renforcement des services publics. Et ce, tout en garantissant les règles de la concurrence, sans distorsions ni privilèges, dans l’espace de l’initiative privée.

Les dissensions internes n’indiquent-elles pas, quel que soit le mouvement politique, que l’exercice du pouvoir est toujours confronté aux mêmes aléas?

Depuis 2014, quand Podemos s’est décidé à ne pas laisser dans le no man’s land de la protestation la voix des Indignés, l’Espagne a vécu des épisodes inédits jusqu’à la reconfiguration du panorama politique. En très peu de temps, Podemos a réussi à se stabiliser comme le troisième parti le plus représentatif en Espagne. Avec les 71 députés de l’alliance des partis pour le changement, il porte et fait valoir la voix de 5 millions d’électeurs au Congreso de los Diputados. Du jamais vu, d’autant que pendant l’année 2015, les sondages l’avaient d’abord porté premier parti politique espagnol. Le bilan, pour une organisation politique extrêmement jeune, dont les cadres ne proviennent pas de la politique professionnelle, et qui a pris très au sérieux son action dans les institutions – car, ne l’oublions pas, son intention est de parvenir à les gouverner – est relativement positif. Podemos est arrivé à rendre visibles les espoirs et les exigences des collectifs les plus harassés par la crise économique, la relance ultralibérale et une gestion de la chose publique indissociable d’une liste interminable de cas de corruption.

Dans ce contexte, comment Podemos peut-il compter et apporter sa pierre à l’édifice, au sein d’un paysage politique espagnol fort clivé?

Les revendications des centaines de milliers de deshauciados [ces familles jetées à la porte de leur maison pour ne pas avoir pu continuer à payer leur prêt immobilier], des millions de femmes traitées comme des citoyennes de deuxième classe, des millions de travailleurs précaires dans les secteurs du tourisme ou de l’industrie, des faux indépendants, des employés de la fonction publique, des PME ou des retraités qui ont vu régresser sans arrêt leurs revenus pendant la dernière décennie, sont aujourd’hui au centre du débat politique. Qui plus est, Podemos est l’auteur principal d’une réforme signée avec le gouvernement du Parti populaire et d’autres forces politiques pour changer de paradigme dans le secteur des marchés publics, centre névralgique de la corruption en Espagne. De sorte que l’on serait en mesure d’affirmer que la nouvelle loi nationale des marchés publics devancerait la plupart des lois homonymes des États membre de l’UE. En parallèle, Podemos semble ne pas avoir pu maîtriser la communication du message transversal qui animait ses débuts en politique, lorsqu’il se présentait en «parti de l’Espagne d’en bas» et ne demandait pas de carnet politique gauchiste à personne pour les accueillir dans le combat politique. Il s’est donc vu retranché dans des positions et des discours exclusivement de gauche qui conviennent plutôt aux popes de l’establishment avides de caricaturer ce mouvement populaire comme s’il s’agissait d’un parti extrémiste ou sectaire. Capable encore de tenir le mât dans la rue, Podemos reste timide quant à sa capacité de se présenter en parti qui facilite les alliances pour évincer le Parti populaire du pouvoir.

Podemos reste timide quant à sa capacité de se présenter en parti qui facilite les alliances pour évincer le Parti populaire du pouvoir.

Podemos appuie-t-il les revendications autonomistes catalanes?

La crise en Catalogne, qui a servi surtout à polariser les opinions de l’ensemble du pays autour de deux visions ultranationalistes (la catalaniste indépendantiste et quelque peu suprématiste face à l’espagnoliste aux traits franquistes très reconnaissables) a laminé du paysage médiatique et parlementaire les questions sociales et économiques sur lesquelles Podemos a toujours axé son discours. Tandis que les leaders nationalistes à Madrid et Barcelone – suivis au pas par les conglomérats médiatiques qui servent leurs intérêts – s’enrobent dans leurs drapeaux respectifs pour cacher leurs cas de corruption et leurs politiques économiques inefficaces vis-à-vis de la majorité de la population, Podemos est resté dangereusement coincé entre les deux, sans espace pour pouvoir faire entendre l’option d’une réforme constitutionnelle qui puisse donner une réponse politique au problème politique de désaffection grandissante vis-à-vis de l’État espagnol.

En 2014, la volonté de Podemos était aussi de peser au niveau des élections européennes pour y ramener des idées de gauche au sein des institutions, notamment au niveau économique. Force est de constater que l’on s’est fortement éloigné de cet objectif ces dernières années, y a-t-il un plan d’action de Podemos pour les élections européennes de 2019?

Les perspectives électorales pour Podemos, à court terme, ne semblent pas optimistes, avec une stagnation de ses chiffres sur le plan européen et régional et une claire chute concernant un éventuel scrutin national. Ceci dit, 2019 verra pour la première fois Podemos se présenter aux élections municipales, ce qui pourrait changer nettement le rapport de forces vis-à-vis des autres forces politiques nationales et, en l’occurrence, octroyer aux «podémites» une plus grande marge de manœuvre pour faire passer ses priorités politiques dans les institutions et dans un espace médiatique généralement plutôt très restreint aux forces qui défendent le statu quo.