Espace de libertés | Décembre 2018 (n° 474)

Les frontières éthiques du revenu universel


Dossier

La capacité à franchir le pas éthique vers le revenu universel suppose de bien pondérer ses principes, ses conséquences et ses finalités. Les confondre pourrait masquer des postures enracinées dans les affects.


Peut-on aisément s’imposer une «discipline d’oisiveté» – comme le confiait le général de Gaulle à Malraux – sans un certain sentiment de sécurité économique? Or, quoiqu’immense, l’obstacle financier que représenterait une garantie universelle de revenu, sans condition, de la naissance jusqu’à la mort, ne paraît plus aujourd’hui insurmontable. Mais en dépit de récents et nombreux plaidoyers, la capacité de résistance humaine à l’éthique du revenu universel demeure bien solide. Cette résistance paraît, de prime abord, bien compréhensible au vu du lourd handicap conceptuel qu’il représente. Les interrogations qu’il soulève sont multiples: peut-on donner sans condition? Quel est le juste partage entre la terre et ses richesses? L’oisiveté est-elle une tendance anthropologique? L’autonomie financière est-elle une précondition de l’autonomie politique? Ses ambiguïtés idéologiques et promiscuités conceptuelles (entre libertariens, libéraux, socialistes, altermondialistes) en font un outil à géométrie variable, tenant à la fois du pragmatisme néo-libéral et de la vision marxiste de l’émancipation de l’homme. Les influences de pensée dans ce débat se divisent en trois courants de l’éthique normative: déontologique, conséquentialiste et arétique.

La compensation de l’effort «invisible»

Le débat déontologique porte, en premier lieu, sur les présupposés anthropologiques de l’oisiveté (l’homme est-il par nature paresseux?) et sur les légitimités de la méritocratie (est-il juste de donner sans condition?). Le contexte économique et social alimente naturellement la crainte, susceptible de paternalisme, qu’une large proportion de la société s’engouffre dans la «trappe à inactivité» du revenu universel. Mais ce présupposé paraît dériver d’une confusion entre l’activité et le travail salarié.

Cette confusion s’accommode mal de l’idée que le travail résulte de l’organisation sociale des activités naturelles du «doux commerce indépendant»1: la garde d’enfant, le jardinage, les tâches ménagères, le sport, la lecture, etc. forment des tâches personnelles et autonomes qui contribuent, elles aussi, à la richesse du pays: quelle serait la productivité des hommes et des femmes sans la «garde» domestique de leur bébé par le conjoint? L’entretien d’un jardin ne contribue-t-il pas à la valorisation du territoire? Qu’aurait été la pensée magistrale de Descartes sans le temps qu’il disposait de la développer en passant ses journées… au lit? Des universitaires (ex.: Troy Henderson, Jean-Marc Ferry, etc.) plaident aujourd’hui pour la reconnaissance économique de la valeur ajoutée de ces activités dissimulées ou non marchandes qui, additionnée à celle des trois autres secteurs de l’économie, permettrait de mesurer la richesse sociale totale d’un pays (= PIB + travail non rémunéré).

L’inclusion de ce nouveau secteur dit «quaternaire» donnerait la mesure marxiste (globalisante) du travail comme essence même de l’activité humaine de transformation du naturel. Dans cette perspective, le revenu universel apparaîtrait comme la juste compensation financière des activités non salariées qui, en marge du prétendu «monde du travail», forment un réseau non négligeable de travaux individuels tout autant utiles au bien commun. En d’autres termes, le revenu universel peut se défendre à l’appui d’un principe déontologique élémentaire de valorisation de «l’effort invisible».

Cependant, est-il juste d’attribuer à un individu une rémunération ex ante sans mesurer réellement sa contrepartie productive ex post?

Trappe à inactivité ou autonomie citoyenne?

Pour passer le cap psychologique de la «valeur travail», il s’agirait d’admettre que le revenu universel augure bien plus qu’un simple instrument qui pallie l’inactivité économique. Ceci prodiguerait-il au capitalisme déclinant, non pas un énième remède fiscal de correction ex post au chômage de masse, mais un antidote inédit et ex ante, pour que chacun puisse enfin armer son existence et se défaire des lois du marché? Cette question suppose d’élever le débat à l’évaluation des conséquences du revenu universel pour «briser la glace» de la posture déontologique et révéler des convictions plus profondes quant aux effets.

Ainsi, bien que favorable au principe du revenu universel, Foucault en appréhende les conséquences sociales en craignant de voir apparaître «une espèce de population flottante infra et supraliminaire». En dissociant le social de l’économique, le revenu universel ne s’attaquerait pas, au fond, aux déterminants de la pauvreté et laisserait pour compte les problèmes d’exclusion, d’insertion, de socialisation et d’intégration. L’instrument ne saurait donc se substituer aux luttes, qu’elles soient sociales, syndicales ou politiques. Il présenterait des risques, pour la gauche, de démantèlement de l’État social et, pour la droite, de régression économique et sociale, en «sanctuarisant» le chômage derrière une prétendue nécessité technologique. Sans compter les risques indésirables en termes d’inflation, d’immigration massive et de pénurie de main-d’œuvre.

Mais ces contre-arguments, de gauche comme de droite, n’ont-ils pas en commun d’amalgamer la «distribution» à de la «redistribution»? Un revenu universel ne remet pas en cause, a priori, les mécanismes de solidarité et d’assurance contre les risques, sauf pour optimaliser son financement. En tant que revenu «primaire», ce dernier devient la pierre angulaire d’un nouveau système de distribution des revenus du capital. Résultant d’un accord préalable de répartition des richesses, il aspire à devenir l’instrument curatif, pour ne pas dire subversif, du capitalisme. Car une telle distribution comporte en soi une pléthore d’effets moralement obligatoires de contre-balancement économique et sociétal. Ceux-ci incluent l’éradication de la misère, la déstigmatisation des allocataires, la fin des travaux «forcés», la réduction tendancielle des inégalités et de la criminalité économique, la compensation des préjudices sociaux (arguments moraux). Sans compter la simplicité et la réduction des coûts de l’allocation, la suppression des fraudes administratives, la réponse aux multiples défauts du système des minimas sociaux, la diminution de l’épargne de précaution et la stabilisation des ressources nationales (arguments économiques d’efficacité distributive). Sans compter, également, la promotion des comportements altruistes, la lutte contre le consumérisme et la surabondance, la libération des vocations, l’émancipation des contre-pouvoirs politique et économique, l’autonomie politique (arguments écologiques et libertaires).

La reconnaissance collective de l’otium

Un revenu universel pourrait-il consacrer le rôle social de l’otium (le temps libre) tel que le valorisent les sagesses antiques? L’oisiveté, censée délivrer l’homme du temps économique, n’est pas égale à la paresse, qui le provoque, ni au loisir, qui le prolonge. Il se pourrait ainsi que la sécurité économique influe davantage sur la «vie bonne», selon l’éthique aristotélicienne, en permettant à l’individu de se projeter durablement pour une vie simple et responsable, de se libérer de la contrainte productiviste, d’apprendre les vertus de la citoyenneté.

Considérée, non pas comme un «moyen», mais plutôt comme un «adjuvant» de la vertu, une telle garantie économique à vie vise à stimuler l’activité vertueuse à l’appui d’autres dispositifs poursuivant le même objectif: accroître le souci porté au sens des tâches de la vie et éroder le pouvoir d’attraction du régime de consommation et d’enrichissement sans limites.

En ôtant aux personnes le risque d’être «corvéables à merci», en transformant leur statut de «demandeur d’emploi» en celui d’»offreur de travail», en leur accordant un pouvoir positif à part entière, l’enjeu est de les hisser au rang de sujets réellement libres. Or, le fait que cet enjeu ne concerne pas seulement les personnes sans emploi, mais aussi les employés, confère une importance cruciale au critère d’universalité.

À moins qu’un choc économique d’ampleur ne doive précipiter sa venue, le revenu universel suit le cheminement très lent du progrès social. Au terme de ce marathon pluriséculaire, on se prend à rêver, à l’aune du projet de Thomas Paine, d’un accord international sur la répartition de la rente terrienne. Même si l’on sait que l’esprit matérialiste se méfie par nature des «robinsonnades», que de chemin parcouru –et à parcourir encore– avant que l’utopie morienne ne devienne une institution politique, économique et sociale ancrée dans les esprits.


1 Dans son Discours sur l’origine de l’inégalité, Rousseau soutient que les hommes peuvent naturellement produire pour autrui par des activités indépendantes et non marchandes. La notion de «travail» résulte du mode d’organisation sociale de l’activité productive.