Espace de libertés | Décembre 2018 (n° 474)

Un concept aux définitions multiples


Dossier

Le revenu de base universel est devenu une mesure incontournable du débat politique européen. L’idée d’accorder inconditionnellement une allocation identique à tous les citoyens et résidents, qu’ils soient professionnellement actifs ou non-actifs, a ressurgi dans notre pays. Mais de quoi parle-t-on réellement?


On ne compte plus les appellations utilisées pour désigner l’allocation universelle proposée pour la première fois chez nous en 1985 par le Collectif Charles Fourier. La liste de dénominations répertoriées sur Wikipédia consacrées au «revenu de base (universel)» reprend, entre autres, en plus du terme d’»allocation universelle», ceux de «revenu de citoyenneté», de «revenu de base garanti», de «revenu (minimum) d’existence», de «revenu de vie», en présentant toutes ces appellations comme autant des synonymes possibles.

Derrière les mots

Pourtant tous les auteurs ne se con­tentent pas de cet assemblage qu’ils jugent disparate. C’est ainsi que dans sa présentation du revenu de base universel, le Canadien François Blais donne les raisons qui l’ont décidé à retenir cette appellation plutôt que celle de «revenu (annuel) garanti». Selon lui, «choisir l’appellation “revenu de base (universel)” parmi toutes les autres appellations possibles présente l’avantage de minimiser le risque de malentendus ou d’associations fallacieuses qui pourraient être établies avec les mesures de politique d’aide ou d’assistance sociale existant dans les pays les plus industrialisés»1. Ces dernières conditionnent le montant de l’allocation versée, toujours aux ressources du ménage, souvent à sa composition2 et parfois à l’obligation de chercher un travail, de poursuivre des études ou une formation ou, plus généralement, de souscrire à un plan d’intégration comme c’est le cas en Belgique pour les jeunes de 18 à 25 ans depuis 2002.

Autant de conditions que l’ancien ministre de l’Emploi et de la Solidarité sociale du Québec considère comme des tares car il voit dans la «conditionnalité» des revenus ainsi distribués une «cause d’exclusion sociale et de maintien de ceux qui en bénéficient dans un état de dépendance», ce qui ne peut que les stigmatiser aux yeux de la société. Dans son esprit, «l’objectif du revenu de base (universel) est non pas de remplacer, même partiellement, toutes les autres formes de revenus, mais plutôt d’assurer à chacun une sécurité d’existence». Selon lui, «ce revenu de base n’empêche pas qu’il soit toujours possible, et dans nombre de cas plus faciles, d’y additionner des revenus supplémentaires».

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La sécurité d’existence couplée au revenu de base universel est l’élément crucial sur lequel se sont forgés les argumentaires aussi bien de ses partisans que de ses opposants. Avant de procéder à l’examen des arguments pour et des arguments contre cette mesure, qui divise, encore de nos jours, le plus souvent la société selon une fracture politique droite/gauche – même si, comme nous le verrons par la suite, certaines propositions de la gauche sont également à recenser depuis les années 1970 –, il paraît important: de déceler d’abord l’origine de ce qui deviendra le revenu de base (universel) et ensuite de le définir en expliquant les raisons pour lesquelles le terme de revenu de base universel a été préféré à celui, historique en Belgique, d’allocation universelle pour en formaliser l’idée.

Origine du revenu de base universel

Au début des années 2000, le philosophe et économiste belge Philippe Van Parijs désigne un article de 1967 de James Tobin – qui recevra le prix Nobel en sciences économiques en 1981 –, consacré à la praticabilité de l’impôt négatif (communément appelé chez nous «crédit d’impôt»), comme le premier article technique portant sur le revenu de base universel. Même si cette assimilation de l’impôt négatif au revenu de base universel ne fait pas l’unanimité parmi les économistes3, l’on peut toutefois le considérer comme tel. En effet, il est généralement admis qu’il revient à Milton Friedman4, économiste néo-libéral de l’École des sciences économiques de Chicago et prix Nobel en sciences économiques en 1976, de l’avoir le premier proposé en 1960 en remplacement du système de sécurité sociale existant aux États-Unis.

Cette mesure divise le plus souvent la société selon une fracture politique droite/gauche.

L’ancrage originel supposé du revenu de base universel dans l’idéologie néo-libérale le discréditera durablement aux yeux des partis et de tous les acteurs sociaux de gauche. Il s’agirait, selon eux, d’une mesure de droite individualiste, antisociale et inégalitaire en tous points contraire aux valeurs, à leurs yeux essentielles, de justice sociale et de solidarité (collective).

L’on peut, toutefois, se demander si cette vision, relevant elle aussi de l’idéologie, n’est pas quelque peu restrictive. Comme on vient de le voir, ce serait James Tobin, connu comme étant un économiste keynésien, et non un néo-libéral, qui a été le premier à transposer le concept théorique de revenu de base universel en un concept opérationnel en le modélisant sous la forme d’un crédit d’impôt. C’est lui aussi qui convaincra le représentant de l’aile gauche radicale du parti démocrate, candidat à la présidence des États-Unis en 1972, George McGovern d’inscrire l’instauration d’un demogrant (ce qui signifie littéralement une subvention démographique) dans son programme électoral. Il s’agit bien d’un revenu de base universel puisqu’il était envisagé de verser 1 000 dollars (1972) à chaque Américain, ce qui équivalait à 4 808 dollars américains en 2006 5.

Il devient difficile, dans ces conditions, d’assimiler le revenu de base universel à la seule idéologie néo-libérale, et cela d’autant moins que l’expérience de McGovern n’est pas le seul lien que celui-ci entretient avec l’idéologie socialiste et, plus largement, avec la gauche.

Un revenu, pas une allocation

Pourquoi avoir retenu l’appellation «revenu de base (universel)» plutôt que celle d’»allocation universelle» utilisée le plus couramment en Belgique depuis l’apparition de cette thématique au milieu des années 1980? La première raison tient compte du fait que l’appellation «revenu de base universel» ou «inconditionnel», le plus couramment utilisée dans la recherche anglo-saxonne, est également celle qui tend à prévaloir dans le discours politique de l’Union européenne et des États membres qui tentent ou projettent d’en tenter l’expérience. Le choix de retenir l’expression «revenu de base universel» ne prête d’ailleurs pas à confusion puisqu’il se définit de la même manière que l’allocation universelle. Les deux notions traduisent donc bien une seule et même idée. La deuxième raison découle de la confusion dont est, en elle-même, porteuse la notion d’allocation. En termes juridiques, «l’allocation est un terme qui vient du verbe allouer et qui a le sens d’attribuer, il s’utilise notamment en droit social pour désigner un avantage en espèces»6. Le terme est donc très justement utilisé dans le cas des allocations familiales puisque celles-ci désignent le complément de revenu (avantage en espèces) attribué aux familles comme contribution de la solidarité collective à la couverture du coût de l’enfant.

Il en va tout autrement dans le cas de l’allocation de chômage où le terme est improprement utilisé. L’arrêté royal du 25 novembre 1991 portant réglementation du chômage spécifie, en effet, que l’assurance chômage – c’est le principe même de l’assurance – indemnise le chômeur. Ce qui veut dire que le chômeur reçoit de l’assurance des indemnités en vue de le dédommager du préjudice de perte de revenu subi consécutivement à la perte de son emploi. La perte de salaire due à la perte d’emploi fait partie des risques contre lesquels il s’est assuré en cotisant à la sécurité sociale. En conséquence, loin d’être un avantage qui lui serait attribué, les indemnités de chômage constituent le revenu de remplacement qui lui est «garanti, en cas de perte (involontaire) d’emploi, par l’assurance chômage à laquelle il a souscrit en tant que travailleur salarié».

Le revenu de base universel représente un avantage en espèces qui serait attribué, sans aucune contrepartie, à tout citoyen ou résident.

S’agissant du revenu de base universel, l’on peut effectivement considérer qu’il représente un avantage en espèces qui serait attribué, sans aucune contrepartie, à tout citoyen ou résident. Dans ce cas, il serait bien question d’une allocation universelle. Mais l’on peut également estimer que les espèces ainsi distribuées forment une sorte de rente, c’est-à-dire un revenu régulier tiré de sa qualité de citoyen ou résident (régulier) d’une entité politique donnée. La définition même de l’allocation universelle comme du revenu de base universel indique que c’est bien cette dernière idée qui fonde la légitimité du nouveau régime de protection sociale que ses tenants voudraient instituer en introduisant cette mesure. Dans cette perspective, c’est donc bien la dénomination de revenu de base universel qui paraît la plus appropriée pour qualifier ce nouveau régime7.

Dans le contexte belge, il serait, selon nous, peu judicieux de retenir le terme «allocation universelle» pour le désigner alors même que, depuis 2002, celui de revenu s’est imposé dans le régime subsidiaire d’aide sociale (revenu d’intégration, garantie de revenu aux personnes âgées). Qu’est d’autre, en effet, le revenu de base universel sinon un «revenu social garanti» comme le qualifie Jean-Marie Monnier8?La seule différence avec le revenu garanti existant dans le régime d’aide sociale réside, comme l’a souligné François Blais, dans le facteur de conditionnalité qui est attaché à ce dernier.

Un droit au revenu pour tous

On peut dire que ce n’est pas sur le principe du revenu garanti que le revenu de base universel serait novateur par rapport aux régimes de protection sociale créés après la Seconde Guerre mondiale. L’exemple de la Belgique est parlant à cet égard. Le régime de sécurité sociale fondé sur la valeur travail est doublé par un régime subsidiaire d’aide sociale dans un régime social protecteur qui garantit le droit à un revenu de tous les citoyens et résidents (réguliers). Il poursuit donc, selon des modalités différentes, le même objectif que celui visé par l’introduction d’un revenu de base universel.

En supposant que ce dernier soit un jour introduit en Belgique, on peut dire que l’on passerait, pour l’essentiel, d’un régime de sécurité sociale promouvant le droit au travail pour tous – et ses droits subséquents à un revenu garanti en cas d’écartement (involontaire) du travail – à un régime instaurant le «droit au revenu pour tous»9. Ce qui signifie, en d’autres ter­mes, que le régime de protection sociale cesserait d’être le cadre organique des solidarités collectives tissées au sein des forces de travail et garantes des droits collectifs des travailleurs et de leurs familles. Il deviendrait un régime fondé sur l’individu, sans forme organisée de solidarité collective et dans lequel le droit au revenu garanti ne serait plus fonction du statut de travailleur (ou des ressources du ménage dans le régime d’aide sociale), mais bien de la qualité de citoyen ou résident.


1 François Blais, Ending Poverty. A Basic Income for all Canadians, Toronto, James Lorimer & Company, 2002, pp. 3-4. Si l’on se réfère au cas de la Belgique, il a raison de se méfier puisque l’une d’elles se dénomme «garantie de revenu aux personnes âgées».
2 C’est ainsi que même en Suède où le système de protection sociale est un système de droits individuels, le montant de la pension de citoyenneté versé à chaque citoyen et résident diffère selon que la personne vit seule ou en couple.
3 L’objectif de l’impôt négatif est, de fait, ambigu. Il peut viser à mettre en œuvre tout aussi bien le revenu de base (universel) que le supplément au revenu minimum (garanti) relevant du régime d’aide ou d’assistance sociale.
4 Il ne vient pourtant qu’en second puisque cette mesure a déjà été décrite par une parlementaire britannique, John Rhys-Williams dans les années 1940.
5 John Hinderaker, «The McGovern-Clinton Demogrant», mis en ligne sur http://econospeak.blogspot.com, le 18 octobre 2007. D’après cet auteur, Hillary Clinton en aurait repris l’idée dans son programme de campagne de 2008, tout en limitant le versement du revenu de base envisagé de 5 000 dollars aux enfants américains.
6 Source: www.dictionnaire-juridique.com.
7 Cet auteur souligne que la locution Unconditional Guaranteed Annual Income (revenu inconditionnel annuel garanti ou garanti annuellement) était probablement celle qui rendait mieux compte de l’objectif poursuivi, mais qu’elle était impraticable parce que trop longue.
8 Jean-Marie Monnier, «Fondements et faisabilité du revenu social garanti», dans Multitudes, n° 27, hiver 2007.
9 Ce que Laura Pennacchi résume fort bien en opposant le Citizen’s Work au Citizen’s Income.