Espace de libertés | Décembre 2018 (n° 474)

Du beurre dans les épinards?


Dossier

États-Unis, Canada, Kenya et Finlande font partie des pays à expérimenter le revenu universel sous diverses formes. Avec des objectifs parfois opposés. Tour d’horizon de ces laboratoires sociétaux.


Le revenu universel est un peu la frite des concepts politiques: il se décline à toutes les sauces.  Instrument de lutte contre les inégalités pour les uns, outil de réduction du chômage et du coût de la sécurité sociale pour les autres: les interprétations qui en sont faites sont pourtant loin d’être homogènes. Une seule conviction semble rassembler la plupart de ses défenseurs contemporains: face à la robotisation croissante du monde du travail, la garantie d’un revenu universel pourrait bien compenser pertes d’emplois et jobs de plus en plus flexibles.

C’est dans cet esprit qu’a été initié, en janvier 2017, le projet de revenu universel finlandais. Le principe de cette expérience, visant à étudier l’effet produit par une hausse des rentrées financières sur le travail: deux mille chômeurs, tirés au sort, perçoivent chaque mois, et sans conditions, 560 euros. L’adoption de cette mesure par un gouvernement de centre-droit et pro-austérité avait pour objectif d’observer si un montant garanti inciterait davantage les chômeurs à accepter un emploi, même faiblement rémunéré ou peu adapté à leurs compétences. Ce revenu de base n’étant versé qu’à un nombre très limité de chômeurs. Bien qu’ils aient noté une diminution du niveau de stress chez ces derniers, après le lancement des paiements, les chercheurs de l’organisme de sécurité sociale finlandais, Kela (l’opérateur du projet), ont souligné que la courte durée du programme rendait laborieuse toute conclusion définitive sur les effets du revenu universel. Les autorités finlandaises ont quant à elles affirmé qu’aucun résultat officiel ne serait fourni avant la fin du projet pilote, en 2019.

Un échec inévitable?

Cet échec finlandais illustre le manque récurrent d’évaluations et d’études scientifiques dédiées aux expériences de revenu universel dans le monde. Selon les partisans du concept, pour être efficacement évalué, celui-ci devrait être testé grandeur nature, dans la durée, et auprès d’un échantillon suffisamment représentatif. Le Pays des mille lacs tire un premier bilan: séduisant sur papier, le revenu universel montre souvent ses limites dans la réalité. Pourquoi? Certains analystes pointent notamment le manque de moyens investis dans les expériences recensées à ce jour, rendant impossible une réelle évaluation du concept. Les montants accordés sont, par exemple, rarement suffisants pour permettre à leurs bénéficiaires de vivre au-dessus du seuil de pauvreté. En Finlande, le montant du revenu universel équivaut ainsi à un peu plus du quart du revenu médian d’un ménage composé d’une personne seule et est, par exemple, inférieur au prix d’un loyer.

L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) le confirme: aucun pays n’a encore institué de revenu de base universel qui soit le «pilier principal de l’aide au revenu de la population en âge de travailler». De plus, les expériences menées à travers le monde sont souvent ponctuelles et rarement universelles: à l’échelle d’une ville, ou d’une région, elles ne s’adressent parfois qu’à une partie de la population.

Un concept inspiré des Indiens

Un exemple rassemble tous ces critères: celui de l’Alaska. Depuis 1982, les résidents permanents de cet État du nord-ouest des États-Unis y perçoivent entre mille et deux mille dollars chaque fin d’année. Basé sur l’idée que les richesses du sol devraient profiter à la population, l’Alaska Permanent Fund, qui s’élève à environ 65 milliards de dollars, est financé par les recettes du pétrole et du gaz. C’est d’ailleurs aux États-Unis qu’est pratiquement né le revenu universel, au XVIIIe siècle, avec le philosophe et activiste politique Thomas Paine, qui s’était notamment inspiré de l’accès égal à l’usage de la terre chez les Indiens.  Dans les années 1970, plusieurs expériences y ont été menées, ainsi qu’au Canada (davantage que des revenus universels, il s’agissait plutôt d’»impôts négatifs», à savoir des versements d’argent calculés sur base des revenus des citoyens); largement étudiées par la suite, elles ont, entre autres, révélé qu’un revenu garanti avait incité les travailleurs à diminuer leur offre de travail de deux à quatre semaines par an. C’est la grande crainte des pourfendeurs du revenu universel: s’ils reçoivent de l’argent sans condition, pourquoi les citoyens continueraient-ils donc à travailler?

Le cas de l’Alaska semble pourtant contredire ce raisonnement. Deux chercheurs de l’Université de Chicago et l’Université de Pennsylvanie (Damon Jones and Ioana Marinescu) ont comparé le taux d’emploi de cet État avec celui des quarante-neuf autres du pays, entre 1977 to 2014 (soit 1 836 comparaisons statistiques). Résultat de leur recherche: le revenu universel a induit une augmentation du travail à temps partiel (+17% dans le secteur non-marchand), ayant un effet global neutre sur les chiffres de l’emploi.

Plus de pauvreté?

Même en faisant fi de son éventuelle incitation à moins travailler, le revenu universel a un autre problème: son coût. En Belgique, on estime que le remplacement des allocations sociales par un revenu unique coûterait environ 100 milliards d’euros à l’État. De quoi refroidir l’opinion publique… Ainsi, en Finlande, alors que 70% des citoyens soutenaient l’idée d’un revenu universel «total» (remplaçant le système de sécurité sociale actuel), ce chiffre est tombé à 35% quand les répondants ont appris que celui-ci serait financé par une augmentation des impôts (hausse d’environ 30%, selon l’OCDE).

Une autre étude de l’OCDE de 2017 soutient que l’instauration d’un revenu universel exigerait un alourdissement de la fiscalité et des réductions des prestations existantes: «L’effet net des gains et des pertes se traduirait par une modification profonde de la répartition des pauvres en termes de revenus», mais pas par un recul significatif de la pauvreté, estime l’Organisation.

L’impact potentiellement négatif du revenu universel sur la pauvreté a d’ailleurs été démontré dans une étude de l’Université d’Anvers, publiée en juin dernier. Conçue sur le modèle hypothétique d’un revenu de base de 700 euros par mois, aux Pays-Bas, l’étude révèle que le revenu universel aurait peu d’effet positif sur la réduction des inégalités et créerait même une augmentation de la pauvreté. D’un coût total de 94 millions d’euros, ce programme nécessiterait d’être financé par une augmentation des impôts et plusieurs coupes budgétaires, y compris dans les allocations de chômage et allocations familiales. Selon les auteurs de l’étude, les pays possédant un système de sécurité sociale de qualité, comme la Belgique et les Pays-Bas, y perdraient plus qu’ils n’y gagneraient…

Continuer à tester

Ces résultats mitigés n’empêchent pas de nombreux acteurs (notamment privés) de continuer à tester le revenu universel et ses effets sur les inégalités sociales – tout en espérant pallier le manque d’études scientifiques sur le sujet. C’est par exemple le cas d’une start-up de la Silicon Valley, Y Combinator: celle-ci planifie une expérimentation, qui verra le jour en 2019, dans laquelle mille individus, sélectionnés au hasard dans deux États américains, recevront chacun mille dollars chaque mois pendant cinq ans. L’Université du Michigan sera responsable d’étudier l’influence de ce revenu garanti sur la gestion du temps et de l’argent des participants, ainsi que sur leurs indicateurs de santé mentale et physique. En Ontario, au Canada, un autre projet pilote, lancé en 2017, a également pour objectif d’étudier les impacts économiques, sociaux et psychologiques d’un revenu garanti: celui-ci touche quatre mille bénéficiaires (personnes à faibles revenus), qui perçoivent 17 000 (personne seule) ou 24 000 dollars (couple) par an. Toutefois, comme en Finlande, le nouveau gouvernement de centre-droite a annoncé, cet été, qu’il mettait prématurément fin au projet (en avril 2019 au lieu de 2020), sans livrer de données chiffrées justifiant son choix. Enfin, en Afrique, le Kenya fait figure de pionnier. Depuis 2011, une ONG américaine y mène un projet pilote de revenu universel en milieu rural.

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Le bilan de la première phase de ce projet faisant état d’une «augmentation de la consommation des ménages», en particulier dans l’alimentation, et d’une «large augmentation du bien-être psychologique» (selon une étude menée par les chercheurs Johannes Haushofer and Jeremy Shapiro de l’Université de Princeton et du MIT), celui-ci a été étendu, en janvier 2017, et transmué en une véritable étude à large échelle, qui touche désormais près de seize mille habitants, dans 220 villages.

L’ONG y octroie 23 dollars mensuels à tous les habitants (soit environ la moitié du salaire moyen dans le Kenya rural). 40 villages bénéficieront du programme pendant douze ans, et 80 pendant deux ans (100 autres villages constitueront le groupe contrôle). Les mêmes chercheurs américains étudieront les effets à moyen et long termes (entre autres sur l’entrepreneuriat et l’investissement en capital humain) de cette expérience unique de revenu universel. Les premiers résultats sont attendus en 2020.