Espace de libertés | Décembre 2018 (n° 474)

Une prison dorée pour femmes?


Dossier

Pour ses partisans, l’allocation universelle est un formidable outil d’émancipation des femmes alors que ses détracteurs et détractrices y voient un danger pour les cantonner, loin du travail, dans des tâches domestiques.


«Même Christine Boutin, connue pour ses positions conservatrices, est pour le revenu universel!» lance, sans détour, Mateo Alaluf quand on l’interroge sur le sujet. «Avec une telle allocation, le risque est grand que les femmes soient incitées à retourner au foyer, c’est-à-dire à se cantonner aux tâches imposées par le modèle patriarcal.» Le professeur de l’ULB, connu pour ses positions à gauche, cite même une étude d’Itinera – think thank classé à droite – sur les dangers d’un revenu universel: «Leur conclusion est sans appel: nous remontons plusieurs dizaines d’années en arrière.»

L’étude en question rappelait en effet que si l’allocation universelle prévoit un revenu pour les femmes, il n’a aucune influence sur la position de la femme dans la société. «En fonction du montant, il peut mettre un terme au taux de pauvreté extrêmement élevé parmi les femmes isolées, mais il ne modifiera pas nécessairement la répartition des rôles dans les sphères professionnelle et privée. Plus encore, il pourrait renforcer le partage des rôles.»1 L’un de ses auteurs, Simon Ghiotto, interrogé par Le Soir sur cette question, résumait le risque: «Donner un revenu, ce n’est pas émanciper. L’émancipation, c’est faire en sorte que les hommes et les femmes puissent participer à la vie en société, cela passe notamment par le monde du travail. Donner le même revenu à tout le monde ne donne pas les mêmes possibilités de choisir à tout le monde, c’est une illusion, car le point de départ de chacun n’est pas le même. Encore une fois, il s’agit d’un slogan. L’allocation universelle, c’est traiter le symptôme, pas la maladie.»

Un revenu de femme au foyer?

Même son de cloche du côté d’associations féministes, comme les Femmes prévoyantes socialistes. Dans une étude de 20162, l’association se montrait critique à l’égard d’une telle proposition qui, associée à l’élimination progressive des femmes du marché du travail, pourrait être perçue comme «un revenu de la femme au foyer» et donc, comme un incitant supplémentaire, au sein du couple, pour que les femmes restent chez elles. «Ceci, avec toutes les conséquences néfastes que nous connaissons en cas de rupture ou en matière de pension. Le choix qu’un parent, en grande majorité la mère, se retire du marché du travail face à la difficulté d’assumer à la fois une vie professionnelle et l’éducation des enfants se verrait d’autant plus favorisé que le manque de structures d’accueil pour les enfants risque encore d’augmenter.» Pour les FPS, l’introduction d’un revenu universel pourrait s’accompagner d’une politique d’austérité et menacer les services publics (les crèches, notamment). «Si une austérité supplémentaire devait s’imposer aux pouvoirs publics au profit du versement d’un revenu de base, c’est la liberté des femmes, déjà bien limitée dans leur choix d’articuler vies professionnelle et familiale, qui risque une fois de plus d’être bafouée.»

Un tel revenu peut faire craindre l’avènement d’un « retour » des femmes vers le foyer qu’aucune féministe ne souhaiterait.

En outre, l’introduction du revenu universel amplifierait, selon les FPS, une généralisation du temps partiel choisi, comme non choisi. «Il s’agit d’une tendance lourde du capitalisme d’aujourd’hui. Devant la raréfaction de l’emploi, c’est une manière de réduire le travail avec perte de salaire.» Grande distribution, nettoyage, horeca… le phénomène du temps partiel concerne quasi exclusivement les femmes. «La mise en place d’une allocation universelle généraliserait certainement l’installation d’une telle pratique dans des secteurs dits “masculins” tels que la construction automobile, la sidérurgie, etc. Si cela se vérifiait, les hommes entreraient dans la triste concurrence pour des emplois précaires, à temps partiel et mal rémunérés. On peut dès lors aisément deviner qui sera le “vainqueur” d’une telle concurrence entre les plus pauvres et se poser la question de ce qui restera aux femmes.»

Émancipation par le travail

La revendication d’un revenu universel pose autant de problèmes qu’elle n’ouvre de perspectives. Notamment au sein du mouvement féministe. «C’est parce que le travail tient une place aussi centrale que complexe dans l’histoire de la lutte des femmes pour leur émancipation», écrit Samira Ouardi, militante féministe et chercheuse sur les formes contemporaines de militantisme, dans un article consacré au revenu universel3. «L’accession au travail a été l’une des revendications centrales des luttes féministes au XXe siècle. Considérée comme la condition essentielle de l’émancipation économique et donc de l’émancipation conjugale, la lutte pour le droit au travail est solidaire (voire consubstantielle) de la revendication d’accession des femmes à la citoyenneté», rappelle-t-elle.

laicite-universel-12-femme2-def

Selon Samira Ouardi, compte tenu du lien historique et mécanique entre «accession au marché du travail» et «sortie du foyer», un tel revenu, non accompagné d’autres mesures de réorganisation du fonctionnement social (notamment au sein de la famille) peut faire craindre l’avènement d’un «retour» des femmes vers le foyer qu’aucune féministe ne souhaiterait. «Néanmoins, parce qu’il serait strictement individualisé et inconditionnel mais également parce qu’il renverserait l’ordre des valeurs sociales qui veut que seul le travail effectué directement dans l’appareil de production ait une véritable valeur, le revenu universel permettrait un double mouvement de valorisation des tâches aujourd’hui dévalorisées et d’autonomisation des femmes.»

Cette possibilité d’émancipation des femmes est mise en avant par les défenseurs du revenu universel. Selon eux, il existe plusieurs raisons pour lesquelles un revenu universel accordé aux femmes ne peut être qu’une bonne idée. Tout d’abord, les femmes sont surreprésentées parmi les individus en situation de pauvreté à travers le monde. Ensuite, le lien entre le système de protection sociale actuel et le travail rémunéré désavantage systématiquement les femmes: elles sont plus souvent que les hommes amenées à s’absenter du marché du travail pour prendre soin des autres. De plus, elles ont tendance à être moins bien payées que leurs homologues masculins pour le même travail. Enfin, un revenu universel protégerait également les personnes qui occupent des emplois faiblement rémunérés, qui sont en majorité des femmes. Avec l’assurance de percevoir un revenu de base, travailleurs et travailleuses ne seraient pas contraints d’accepter le premier emploi venu. «Aussi, tout financement ne peut que leur bénéficier…», résume Philippe Van Parijs, le chantre belge du revenu universel4. «L’instauration d’une allocation universelle profitera davantage aux femmes qu’aux hommes. Elle redistribuera du revenu des hommes vers les femmes. Dans de nombreux scénarios, la réforme de l’impôt des personnes physiques couplée à l’instauration d’une allocation universelle implique la transformation des réductions d’impôt dont bénéficient aujourd’hui, dans de nombreux régimes fiscaux, les conjoints de femmes au foyer, en allocation versée directement aux femmes», explique encore Philippe Van Parijs.

Des portes ouvertes

Selon lui, c’est pour les femmes que l’élargissement des options accessibles sera le plus conséquent avec l’instauration d’un revenu universel. «Notamment un certain nombre d’entre elles, autonomisées par un revenu qui serait autre chose qu’un revenu de survie, et qui serait délié non seulement du salariat mais de leur rôle familial, seraient plus libres de sortir de leur couple quand il ne leur conviendrait plus», rappelle-t-il.

Pour Samira Ouardi, il doit y avoir au sujet de l’allocation universelle un devoir de vigilance féministe: «Il faut penser spécifiquement l’accompagnement antisexiste du revenu universel. Il faut approfondir la discussion et la remise en cause de “la valeur du travail” à partir de ses structures sexistes. Il faut intégrer plus distinctement à l’analyse critique du travail faite par les tenants du revenu universel des éléments d’analyse genrés: qu’il s’agisse du fonctionnement de la cellule familiale (le fait, par exemple, que le temps libéré n’a pas le même sens pour les hommes et les femmes) ou de l’importance qu’il y a à travailler à autonomiser les femmes de cette dernière car elle est le lieu premier de leur aliénation…» Raison pour laquelle les femmes doivent faire partie du débat pour poser les balises afin que l’allocation universelle rencontre leurs attentes.

 


1 «Le revenu universel: déconstruction d’une fausse bonne idée», Itinera Institute Analyse, 2017/3.
2 Rosine Herlemont, «L’allocation universelle, un cadeau empoisonné?», analyse des FPS, 2016.
3 Samira Ouardi, «Le revenu universel: outil de lutte féministe?», dans Mouvements, n° 73, 2013/1.
4 Yannick Vanderborght et Philippe Van Parijs, L’Allocation universelle, Paris, La Découverte, 2010.