Espace de libertés | Décembre 2018 (n° 474)

La pilarisation en contexte de sécularisation


Libres ensemble

Typiquement belge, le phénomène des «piliers» est basé sur la structuration d’un ensemble d’organisations (partis, mutualités, écoles, associations d’éducation permanente, etc.) en fonction de tendances idéologiques concomitantes. Aujourd’hui, les piliers ont profondément mué mais ils sont toujours présents et actifs dans la société.


Comment faire société quand la pluralité s’impose? Le modèle, mais aussi le mode de pacification, adopté dans les anciens Pays-Bas méridionaux et septentrionaux diffère profondément du modèle français de laïcité et du multiculturalisme anglo-saxon. La Belgique (deux piliers: catholique et laïque) et les Pays-Bas (quatre piliers: catholique, protestant, libéral, socialiste) ont élaboré une autre voie, «un réseau idéologique et sous-culturel intégré, fait d’organisations diverses et plus ou moins spécifiques dotées d’un monopole de représentation et incluant un parti politique»1.

Longtemps le pilier le plus puissant en Belgique fut le chrétien, c’est-à-dire le catholique. Il semble maintenant le plus affecté par deux évolutions profondes: tout d’abord, la dépilarisation, amorcée depuis les années 1960, que traduit le «malaise» ressenti tant à la Ligue des familles que chez les enseignants catholiques de l’enseignement officiel; ensuite, la reconnaissance de revendications nouvelles: féminines (dont l’avortement, cette «affaire de femmes qui a transcendé les piliers»), homosexuelles (dont le mouvement est en dehors des piliers), ethniques, communautaires ou religieuses  avec l’arrivée de l’islam.

Vents contraires

La dépilarisation est favorisée par la progression de la sécularisation, qu’accélère la professionnalisation de nombreux secteurs (recrutement de psychologues dans les centres pluralistes familiaux ou d’éducateurs dans les services de protection de l’enfance, dépolitisation de la magistrature…). Ainsi, l’abandon de la référence chrétienne dans le nom d’un mouvement (Pax Christi devenu BePax, tandis que la JOC, restée JOC, adopte un autre sens: Jeunesse organisée et combative) permet un élargissement des publics (la Ligue des familles ouverte à toutes les familles en 1971 en Wallonie, en 2000 en Flandre, retour à l’apolitisme pour les enseignants catholiques).

Se conjuguent une pilarisation structurelle et une dépilarisation mentale, d’autant que la multiplication des pactes (social, scolaire, culturel) gèle les évolutions.

Si les piliers sont une forme de reconnaissance de la pluralité de la société, de nombreuses interventions ont décelé un pluralisme interne à chaque pilier de plus en plus affirmé et reconnu, donc une certaine plasticité. Quand les centres pluralistes familiaux naissent, ils revendiquent le pluralisme des conseillers et conseillères malgré leur inscription dans le monde catholique. De même, le recours fréquent au front commun dans le monde syndical n’efface pas un réel pluralisme dont le fondement n’est plus philosophique ou confessionnel mais socio-économique, autour de visions divergentes sur la lutte ou la collaboration de classe.

Les valeurs d’abord

Le pilier catholique existe toujours et reste puissant, alors que l’Église n’y joue plus de rôle. Malgré la déconfessionnalisation, l’inspiration reste fondée sur les valeurs chrétiennes, mais les prières et les aumôniers sont devenus rares, quand ils n’ont pas disparu, comme à Vie féminine, ancienne Ligue ouvrière féminine catholique, ou au Boerenbond, dont la croix a disparu du logo. Ce dernier bel exemple démontre la persistance d’une logique de «néo-sous-pilier», fondée sur la défense du monde agricole puis plus largement rural, restée solide avec des traces de «folklore» qui montre la volonté de conserver une attache traditionnelle «d’inspiration» chrétienne.

© Patrick Baz
© Patrick Baz

Néanmoins si les structures sont brouillées, elles ne sont pas effacées. Plusieurs termes sont apparus pour expliquer cette pérennité: inertie, héritage, affinités, dynamique de persistance. La force des habitudes, parfois de la géographie  quand on est installé dans un même immeuble , et l’importance des liens personnels préservent en effet le réseau, d’autant que les piliers favorisent les interrelations internes. Car «la pilarisation entretient la pilarisation». Se conjuguent donc une pilarisation structurelle et une dépilarisation mentale, d’autant que la multiplication des pactes (social, scolaire, culturel) gèle les évolutions, avec une différence selon les champs d’exercices. Dans le domaine de l’éducation, la pilarisation reste présente, alors que dans d’autres (social, éthique) elle s’est estompée, bien qu’elle semble à fleur de peau pour certaines questions comme l’avortement.

Culturel plus que cultuel

Néanmoins les différences d’approches entre catholiques et laïques subsistent. Il reste parfois une manière de faire, un culturel plus qu’un cultuel. Les catholiques s’attachent beaucoup à la protection des plus fragiles, l’autre camp à la défense de l’individu. Les premiers accordent un rôle majeur à la régulation institutionnelle, tandis que les seconds défendent l’autonomie des choix individuels. Toute une gamme de positionnements s’inscrit alors dans cette pluralité comme le montre l’exemple sensible mais fascinant de l’euthanasie, alors que de nouveaux débats (drogue, prostitution) réactivent parfois la distinction.

Les nouveaux arrivants bousculent les positions installées. Que ce soit dans l’économie sociale ou dans le système scolaire, les «migrants» ne s’inscrivent pas obligatoirement dans un pilier. Si l’islam dispose des éléments pour constituer son propre pilier  associations, écoles et essai de partis musulmans , celui-ci n’existe pas du fait de sa pluralité (confessionnelle et ethnique), d’autant que l’aspiration à s’inscrire dans un pilier n’est pas partagée par tous les musulmans. La Belgique n’en a donc pas fini avec les piliers. D’autant que, cahin-caha, cela fonctionne.


1 Staf Hellemans.