Espace de libertés | Décembre 2018 (n° 474)

«Nous ne serons pas des geôliers»


International

Près de huit ans après la chute de Ben Ali, la Tunisie apparaît comme un État qui a réussi sa transition démocratique1. Mais pour Mokhtar Trifi, président d’honneur de la Ligue tunisienne des droits de l’homme et du prix Henri La Fontaine 2018, beaucoup d’espoirs ont été déçus. La crise économique et sociale s’éternise, et le pays doit gérer l’afflux de réfugiés africains qui transitent par la Tunisie en vue de rejoindre l’Europe.


L’Europe idéalise-t-elle le tableau quand elle présente la Tunisie comme un pays qui a réussi sa transition démocratique?

C’est un peu vrai, mais c’est aussi en comparaison avec le voisinage. En 2011, après la Tunisie, ça a été l’Égypte, la Libye, la Syrie, le Bahreïn, etc. Malheureusement, les autres expériences n’ont pas totalement réussi, pour ne pas dire ont totalement échoué. Par rapport à tout ça, la Tunisie va beaucoup mieux, mais c’est en deçà de nos espoirs. Lors de la révolution, nous avions l’espoir de devenir en quelques années un pays prospère, qui réponde aux besoins de tous ses enfants, qui respecte tous les droits et toutes les libertés, un pays où les femmes sont respectées. Nous avons créé une bonne constitution qui garantit les droits et les libertés. Mais beaucoup de domaines laissent encore à désirer. L’égalité entière et parfaite entre les hommes et les femmes n’est pas encore là, en matière d’héritage notamment où le système s’inspire toujours de la charia. Beaucoup de projets de loi stagnent dans les tiroirs du Parlement et la gouvernance de la Tunisie n’est pas assurée d’une manière efficiente. Nous avons fait des progrès énormes et nous voulons continuer à en faire. Mais l’idée qui est portée en Occident sur la Tunisie est un peu exagérée. On nous voit sous le prisme de la région: «Vous êtes le meilleur élève de la région.»

D’après le ministère de l’Intérieur italien, en 2018, la Tunisie se classe première, avant l’Érythrée, en termes d’arrivées de migrants irréguliers par la mer. Comment l’expliquer?

La révolution a été faite par les jeunes qui se battaient pour leur dignité, mais aussi pour des conditions de vie meilleures, pour le travail, pour une école publique performante, pour un système de santé publique performant qui donne à chacun la possibilité de se faire soigner dans des conditions dignes et les moyens de subsistance minimale dans sa vie quotidienne. Ces droits ont même été mis dans la constitution. Malheureusement, ces demandes ne sont pas toutes satisfaites aujourd’hui. Et la jeunesse commence à s’impatienter. Beaucoup perdent l’espoir. Beaucoup vous disent: «Nous n’avons plus d’espoir de vivre dignement dans ce pays, nous n’avons pas de travail, vous ne nous laissez qu’un choix macabre: Daesh pour les plus religieux ou la mer pour tenter de rejoindre l’Europe. Les deux solutions ont comme fin probable la mort.» Ces morts annoncées ne dissuadent pas grand monde. C’est malheureux.

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Le défenseur des droits humains tunisien Mokhtar Trifi ne souhaite pas que son pays joue le rôle de police des frontières pour l’Europe.
© Kevin Oeyen – Sénat de Belgique

Il y a aussi un désenchantement par rapport au processus politique. Beaucoup de jeunes n’y croient plus. Aux élections municipales de mai dernier, le taux d’abstention était de 60% environ. Les jeunes ne se sont pas déplacés en masse vers les bureaux de vote. Il y a donc une situation de désenchantement qui est gravissime pour le système politique tunisien, parce qu’un système qui n’a pas l’adhésion des jeunes est voué à l’échec. Or, voué à l’échec, ça veut dire quoi? Le retour du despotisme et de la dictature.

Beaucoup de réfugiés africains transitent par la Tunisie avant de rejoindre l’Europe. Comment jugez-vous la politique migratoire européenne?

Nous sommes révoltés en tant que société civile de la politique européenne en matière d’immigration. Et nous refusons ce qui était proposé ici en Belgique de faire en Tunisie un pays de rétention des immigrés contre de l’argent. C’est une proposition totalement indécente. Nous ne serons pas les geôliers pour les pays européens des immigrés qu’ils ne veulent pas avoir chez eux. Nous voulons respecter les valeurs de l’humanité et nous nous respectons nous-mêmes. Nous sommes en train de faire la police des frontières pour l’Europe, nous ne devrions pas être appelés à faire ça. Nous condamnons aussi l’utilisation faite des accords de Dublin sur le premier pays d’arrivée qui doit être responsable de tout. Tous les pays européens doivent être responsables de cette situation et se partager les tâches. Il faut qu’on négocie et que ce problème migratoire ne soit pas vu seulement selon le prisme du danger que représentent ces immigrés. Comment peut-on faire arrêter cette migration? Pas par la force mais par le développement qui doit se faire dans ces régions-là, en Tunisie, en Algérie, en Libye, au Tchad, au Mali, au Niger, au Nigeria, en Érythrée, pour que les gens aient les moyens de rester chez eux dignement. Je ne crois pas que quelqu’un qui vit dignement dans son pays cherche à se jeter à la mer. Donc il faut trouver une politique concertée à l’échelle planétaire, mais surtout entre l’Europe et l’Afrique. Cette situation ne doit pas continuer à être: «Vous devez garder vos frontières et nous, on n’accepte personne». Malgré le renforcement des mesures répressives en Europe, les migrants continuent à arriver. Ça démontre qu’on n’a pas trouvé la meilleure solution. Cherchons-la, cette meilleure solution qui doit sortir du cadre sécuritaire, parce que l’immigré n’est pas forcément un délinquant, pas forcément le type qui voudrait arracher son pain à l’Européen.

Que pensez-vous d’initiatives comme la Plateforme citoyenne de soutien aux réfugiés qui a reçu le Prix Henri La Fontaine?

C’est vraiment une initiative extraordinaire et ça démontre qu’en Europe, il y a beaucoup de gens qui se battent pour la dignité de l’être humain. Ça prouve qu’on peut vivre avec les immigrés, les aider sans qu’il y ait un danger. Avec la montée de l’extrême droite et de la xénophobie dans plusieurs pays d’Europe, des initiatives comme celles de la Plateforme sont vraiment salutaires. Ça montre que tout le discours de haine qui est véhiculé par les uns et les autres est un discours fallacieux. Ces gens qui viennent d’ailleurs sont des humains comme tout le monde, qui peuvent être vraiment utiles pour les uns et les autres, et qui, en sentant leur humanité respectée, peuvent être plus utiles encore.


1 En l’espace de quelques mois, la Tunisie a adopté deux lois historiques contre les violences faites aux femmes et contre les discriminations raciales.