Espace de libertés | Décembre 2018 (n° 474)

Que ce soit 300, 600 ou 1 000 euros… Les montants comme les modèles de l’allocation universelle sont nombreux. Les critiques aussi, face à la remise en cause de la sécurité sociale et de son financement.


À tout seigneur, tout honneur: commençons par l’un des promoteurs du débat depuis les années 1980. Philippe Defeyt, économiste, ancien secrétaire fédéral d’Écolo et ancien directeur du CPAS de Namur, est intarissable sur le sujet. Et surtout certain d’avoir mis en place un modèle qui pourra, s’il est un jour appliqué, assurer un meilleur équilibre entre les contraintes budgétaires et les choix des individus, sans la crainte de perdre l’accès aux droits sociaux comme c’est le cas aujourd’hui. Pour résumer son modèle, il s’agit de prendre ce qu’il y a de meilleur dans la sécurité sociale – à savoir une véritable assurance sociale pour ceux qui perdent leur emploi, qui passent à la retraite ou tombent malade –, et de coupler cela avec une solidarité universelle qui se traduit par un revenu de base de 600 € par mois pour les adultes et de 300 € par mois pour les moins de 18 ans. «Demain, un demandeur d’emploi touchera 600 euros et un pourcentage de son salaire perdu – comme aujourd’hui. Évidemment, ce ne sera plus 60%, mais 40%. Ces montants ne sont en rien liés à ses choix de vie, à sa recherche d’un travail. Ils ne sont plus liés à la dégressivité, et s’il retrouve un emploi, il gagnera 200 à 300 euros en plus que ce qu’il recevait au chômage», explique Philippe Defeyt.

L’équilibre en ligne de mire

L’économiste a chiffré le coût de ce nouveau système: l’allocation universelle coûterait près de 75 milliards d’euros à l’État. «L’argent a deux sources: les actuelles prestations sociales et divers dispositifs fiscaux avec, par exemple, la suppression des réductions fiscales pour enfant à charge, le quotient conjugal, et bien d’autres niches fiscales qui ne se justifient plus. Cela permet de couvrir 90% des besoins.» À cela s’ajoute encore une dizaine de milliards d’euros, «somme nécessaire identique pour financer n’importe quelle proposition d’individualisation des droits ou augmentation des minimas sociaux en Belgique», se justifie Philippe Defeyt. La première source est un prélèvement minime sur l’ensemble des transactions financières électroniques, soit environ quatre milliards d’euros. L’autre source viendrait de la taxation des revenus du capital et de la propriété. «C’est un système qui ajoute des taxes progressives, qui permet à quelqu’un d’augmenter ses revenus dès qu’il travaille ne serait-ce qu’une heure, qui maintient les cotisations sociales», résume Philippe Defeyt.

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Avec ce modèle, l’ancien président du CPAS de Namur affirme qu’il s’agit d’un renforcement du système de sécurité sociale. «Notre système s’adapte parfois mal à certaines situations: c’est un système qui pénalise les personnes qui retrouvent du travail, mais aussi celles qui décident de vivre ensemble. C’est un système qui ne protège pas tout le monde, notamment les jeunes, les femmes.» L’homme en veut pour preuve ces 300 000 femmes qui ont des pensions inférieures à 600 euros. Demain quelle sera leur situation? «C’est 600 euros plus 45% de leur salaire. Pour un salaire de référence de 1 000 euros, sa pension aujourd’hui est de 600 euros. Demain, elle aura 1 050 euros.»

Protection sociale et progressivité

Selon Yannick Vanderborght, l’auteur avec Philippe Van Parijs de l’essai Basic Income (2017), une série de scénarios sont possibles dans le cadre de la mise en place d’un revenu universel, entraînant avec elle la suppression, la modification ou le renforcement d’une série de programmes sociaux et fiscaux. «Les modèles à droite proposent une critique virulente du système de protection sociale avec l’idée de démanteler la sécurité sociale, en la remplaçant par un socle modeste de sécurité de revenus. À gauche, l’idée est de réformer le système de protection sociale, sans le démanteler, mais en proposant un socle sur lequel chacun puisse se tenir debout. Mais au-delà des modèles, toute la question est celle des dynamiques. Avec un revenu de base, que va-t-il se passer en matière de changement des comportements? C’est une vraie difficulté qui implique d’y aller graduellement», préconise-t-il. Avec des montants pas trop élevés, inférieurs au seuil de pauvreté (500 à 600 euros) pour commencer. «Cette somme serait complétée par des dispositifs additionnels pour éviter que des ménages ne s’appauvrissent, comme le fait la proposition de Philippe Defeyt. Aller directement à un revenu de 1 000 euros par mois pour tout le monde, sans aucune condition, comme le proposent certains, c’est dangereux. Cela pourrait bouleverser complètement le marché du travail avec des effets difficiles à anticiper.»

Une efficacité incertaine

Mais avant d’en arriver là, certains comme le sociologue Daniel Zamora, co-auteur de Contre l’allocation universelle1, dénoncent le coût exorbitant d’un tel revenu et surtout remettent en cause son bien-fondé. «Du fait qu’elle soit universelle, que tout le monde doive la recevoir, ce genre d’allocation est limitée par sa propre structure. Comme une telle proposition coûte cher, les versions proposées de l’allocation se limitent à des montants entre 300 et 600 euros. Pour les personnes dont les allocations sociales sont déjà trop basses, un tel système ne change strictement rien à leur situation», relève Daniel Zamora. À ses yeux, l’allocation universelle est d’abord et surtout un jeu comptable, «et on se demande pourquoi mobiliser tant d’énergie, tant d’argent – plusieurs dizaines de milliards d’euros en Belgique – pour un système dont l’efficacité est incertaine, pour une solution qui coûte souvent davantage que l’alignement des minimas sociaux sur le seuil de pauvreté.»

L’allocation universelle ne vise pas à remplacer les revenus du travail mais bien à les compléter par une forme de « bonus » offrant aux citoyens une plus grande liberté.

De son côté, François Perl, directeur général du service des indemnités (INAMI) est sceptique, lui aussi, sur les avantages coût/bénéfice de l’allocation universelle par rapport au système de protection sociale actuel. «Plusieurs études du Bureau international du travail ou de l’OCDE montrent qu’à changement équivalent, l’allocation universelle coûterait beaucoup plus cher pour atteindre le niveau d’efficacité des systèmes de protection actuels», rappelle-t-il. À l’entendre, il n’est pas possible de remplacer un système de sécurité sociale par le revenu universel, sans y perdre en efficacité. «Même dans les modèles de revenu universel qui maintiennent le système de sécurité sociale, le surcoût est assez conséquent, avec quelques dizaines de milliards d’euros supplémentaires à dégager. Par exemple, une allocation universelle de 500 euros par mois coûterait 10 milliards d’euros de plus à la collectivité que les prestations actuelles qui s’élèvent à 60 milliards. Selon les montants proposés de revenu universel, certains pouvant allant jusqu’à 1 000 euros, on en revient même à doubler le budget de la sécurité sociale», prévient-il.

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Alternative sociale

Dans le débat, le directeur général propose un revenu social universel (RSU) qui garantirait à tous, entre 18 et 65 ans, un revenu individuel supérieur au seuil de pauvreté, en refondant l’organisation de la sécurité sociale. Cette proposition se distingue toutefois de l’allocation universelle. «Le RSU organise la protection sociale d’une façon commune aux fonctionnaires, aux indépendants et aux salariés, en abandonnant les conditionnalités autres que de revenus (carrière, composition de ménage…). Les allocations de remplacement actuelles (chômage, allocations familiales…) entre 18 et 65 ans seraient fusionnées pour créer le RSU», détaille François Perl. Pour ouvrir le droit à ce nouveau revenu, il faudrait avoir un revenu individuel inférieur au seuil de pauvreté (moins de 1 115 euros pour un isolé). Contrairement au système d’allocation universelle, l’octroi resterait lié au revenu des personnes et serait modulé en fonction de certains besoins objectifs (logement, invalidité, enfants à charge…). «Aujourd’hui, 2 500 000 personnes sont susceptibles d’être couvertes par le RSU, parce qu’ils ne travaillent pas ou ont des salaires inférieurs au seuil de pauvreté», ajoute-t-il. Pour garantir à tous un RSU moyen de 1 150 euros, il faudrait environ 34 milliards d’euros.

Des objectifs différents

Au-delà de cela, il y a surtout un choix de société. François Perl rappelle que les systèmes de sécurité sociale et l’allocation universelle poursuivent des objectifs différents. La première a pour mission originelle de garantir une sécurité d’existence aux citoyens ayant perdu tout ou partie de leur capacité à obtenir un revenu du travail et de leur offrir un système de soins de santé accessible. «Elle fonctionne sur le principe d’une assurance sociale qui agit de manière différenciée tout au long de la vie en fonction des besoins sociaux.» L’allocation universelle poursuit, elle, des objectifs presque antinomiques. «Elle ne vise pas à remplacer les revenus du travail mais bien à les compléter par une forme de “bonus” offrant aux citoyens une plus grande liberté par rapport à leurs orientations professionnelles et à leur choix de vie. L’allocation universelle n’est pas un outil de correction des inégalités: elle vient se placer au sommet d’une structure de distribution de revenus, de patrimoines, déjà fort inégalitaire, sans viser à la corriger.» Il y a donc un risque important de retour en arrière en matière d’inégalités sociales en cas de mise en place du revenu universel. «Aujourd’hui, nous avons besoin d’une extension de la sécurité sociale attaquée de toutes parts. Il faut la renforcer, et non la détruire. Une augmentation des minimas sociaux, une diminution du temps de travail et des pensions décentes permettraient le développement d’activités libres, créatrices de valeurs utiles à la société et exercées de manière autonome», complète Daniel Zamora. Comme le rappelle le sociologue, la popularité de l’allocation universelle s’est essentiellement développée suite aux critiques faites aux systèmes de sécurité sociale au tournant des années 1980. «Si le système de l’allocation universelle n’a jamais vu le jour de manière intégrale, c’est pourtant bien l’esprit d’une telle proposition qui domine les politiques sociales européennes des dernières décennies: réduire les dépenses publiques qui visent la collectivité tout en garantissant certains droits résiduels pour les plus démunis. Ces politiques accompagnent le lent démantèlement des droits sociaux en offrant de maigres compensations au regard des économies qui sont faites dans les dépenses publiques», dénonce-t-il. C’est ainsi, selon lui, que l’ambition de lutter contre la pauvreté s’est substituée à celle de combattre les inégalités. «Les mesures contre la pauvreté se déploient aujourd’hui en marge des politiques économiques et sociales globales, sans jamais les remettre en cause ni les affecter. Ces mesures prônent l’égalité des chances face au marché et non l’égalité réelle contre le marché», poursuit-il.

Les effets de l’universalité

Face à ces remises en cause, Yannick Vanderborght rappelle que la sécurité sociale dispose déjà de pans universalisés, accessibles à tous: les soins de santé ou les allocations familiales, par exemple. «Celles-ci ont contribué à diminuer la pauvreté et à assurer une sécurité de revenu des familles les plus pauvres, malgré le fait qu’elles soient universelles, qu’elles soient payées aux familles riches. L’objectif de prestations universelles n’est pas d’enrichir les plus riches, mais d’assurer une couverture plus grande que celle offerte aujourd’hui par les dispositifs sociaux ciblés.» L’auteur de Basic Income cite le cas du revenu d’intégration sociale, le RIS. «Son taux de recours est de 60%, ce qui signifie que 40% de personnes, ayant droit à ce revenu, ne le touchent pas parce qu’elles ignorent leur droit, parce que les démarches sont trop complexes, trop contraignantes, parce qu’elles ont honte d’aller frapper à la porte du CPAS. C’est très différent d’une allocation universelle, payée à tous, où le recours à la prestation est proche de 100%», indique-t-il. De plus, selon lui, le fait que certaines prestations sociales ne soient pas universelles génère des effets de trappe et piège les individus dans l’aide sociale: «Chaque fois qu’on accepte un emploi peu rémunéré ou à temps partiel, on perd des euros du côté des prestations sociales.» Pour Yannick Vanderborght, il faut arrêter d’être myope sur les effets de l’universalité. «Les États providence les plus généreux sont ceux qui comptent énormément sur les prestations universelles, à savoir les pays scandinaves, ceux qui ont le plus de prestations ciblées sont les plus inégalitaires, à l’instar des États-Unis et le Royaume-Uni. En matière de réduction des inégalités, j’aime mieux un modèle universel à la scandinave qu’une sécurité sociale qui cible les individus», conclut-il.

 


1 Mateo Alaluf et Daniel Zamora (dir.), Contre l’allocation universelle, Montréal, Lux, 2017.