Espace de libertés | Février 2019 (n° 476)

La clause de conscience comme arme anti-IVG


Libres ensemble

Ces dernières années, des groupes religieux tentent d’imposer un droit « général » ou « universel » à l’objection de conscience. Et de ce fait, contourner les lois auxquelles ils s’opposent. Cette généralisation de l’objection de conscience est particulièrement revendiquée en matière de droits sexuels et reproductifs.


Historiquement, le concept d’objection de conscience s’est développé essentiellement dans le cadre du service militaire obligatoire. Était considérée comme objecteur de conscience celui qui, refusant d’effectuer le service militaire, pouvait le remplacer par un service civil. En dévoyant le sens initial de l’objection de conscience et en l’assimilant au terme « clause de conscience », des mouvements, et en particulier l’Église catholique, visent non pas à la désobéissance civile face à un ordre considéré comme illégal ou à une obligation qu’ils estimeraient contraire à leur conviction, mais  plutôt à entraver le choix et/ou l’accès de certaines catégories de personnes (les femmes, les homosexuels, les personnes atteintes de maladies graves) à des droits ou des pratiques  pourtant légalement autorisées.

En Europe, les refus, par des médecins, de pratiquer une interruption de grossesse se sont multipliés ces dernières années, entraînant la mort tragique de plusieurs femmes au sein même d’unités hospitalières. La généralisation de ces refus est particulièrement préoccupante en Italie. Alors que la loi permet l’IVG, le recours à la clause de conscience est en effet passé de 59 % en 2005 à 70 % en 2011. Dans le Sud, ce sont plus de 80 % des gynécologues qui refusent de pratiquer des avortements. Le chiffre atteint 87 % en Sicile et même plus de 90 % dans la région de Rome. Ce qui pose évidemment problème pour les femmes en demande d’IVG 1, mais également pour les médecins pratiquant cette intervention, qui sont débordés. L’Italie a d’ailleurs été condamnée à deux reprises, en 2013 et en 2016, par le Comité des droits sociaux du Conseil de l’Europe pour défaut de garantir un droit effectif à l’avortement.

La loi et la déontologie face à l’IVG en Belgique

Le terme « clause de conscience » n’a pas de définition légale en Belgique. Il découle de la liberté de conscience et pourrait être défini comme la possibilité pour une personne de refuser de poser un acte qui serait contraire à sa conscience, pour des raisons morales ou religieuses.

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Militant.e.s, médecins et autres membres du corps médical mobilisés en septembre 2018 lors de la marche pour une dépénalisation complète de l’IVG.

Quant au Code de déontologie médicale, il précise qu’« hors le cas d’urgence et celui où il manquerait à ses devoirs d’humanité, un médecin a toujours le droit de refuser ses soins pour des raisons professionnelles ou personnelles »2. Les articles 85 et 86 du même Code abordent particulièrement la clause de conscience en matière de sexualité et de contraception. Ils stipulent que si le médecin estime ne pas pouvoir faire abstraction de ses opinions personnelles, il doit le laisser apparaître clairement et donner la possibilité à son patient de recourir aux avis et recommandations d’autres confrères. Dans les cas de pathologies maternelles ou fœtales, le premier devoir du médecin est d’informer complètement la patiente. Le médecin peut envisager ou être sollicité pour réaliser une interruption de grossesse, notamment dans le cadre de certaines dispositions légales. Dans tous les cas, le médecin est libre d’y prêter son concours. Il peut s’y refuser pour des motifs personnels. Mais l’autonomie de la personne, et s’il échait du couple, doit être respectée. À cet effet, l’information complète et précise sur tous les aspects du problème médical et social ainsi que le consentement éclairé de la patiente doivent précéder toute décision médicale en ce domaine. L’interruption de grossesse doit se faire dans des institutions de soins disposant de l’infrastructure nécessaire pour que la sécurité et la continuité des soins soient garanties dans un environnement de soutien psychologique adéquat.

Le Code de déontologie médicale conditionne donc de manière précise la façon dont le médecin peut faire application de sa clause de conscience. Une obligation de transparence et d’information complète vis-à-vis du patient est également imposée à celui-ci ainsi que le renvoi du patient vers d’autres confrères en cas de refus de procéder à l’intervention. Rappelons que tous les médecins doivent se conformer au Code sous peine de sanctions de l’ordre (avertissement, censure, réprimande, suspension du droit d’exercer l’art médical pendant un certain terme, radiation).

Un Code pénal moins contraignant

Pourtant, le libellé de la clause de conscience inscrit en 1990 dans la loi relative à l’interruption volontaire de grossesse est nettement moins contraignant et s’écarte donc de celui du Code de déontologie médicale. Fruit d’un compromis, l’article 350 du Code pénal se limite en effet à indiquer qu’ »aucun médecin, aucun infirmier ou infirmière, aucun auxiliaire médical n’est tenu de concourir à une interruption de grossesse. Le médecin sollicité est tenu d’informer l’intéressée, dès la première visite, de son refus d’intervention. » Nulle obligation ici de renvoyer le patient vers un confrère ou une consœur qui pratique l’intervention, ni de limiter la clause aux médecins qui pratiquent l’acte ou de l’interdire en cas d’urgence, ni d’informer le patient en toute transparence… Aujourd’hui, les médecins sont donc confrontés à deux textes qui divergent sur un sujet qui mériterait une définition et un champ d’application sans équivoque. D’autant que, selon la hiérarchie des normes, le texte de loi prime sur le Code de déontologie médicale.

Des entraves autorisées

Le libellé actuel ouvre donc la voie à des dérives, voire à des entraves volontaires. En effet, certains hôpitaux prévoient une clause de conscience pour toute l’institution hospitalière et conditionnent l’engagement des médecins au refus de pratiquer ce type d’intervention. À Malines par exemple, l’équipe de gestion du centre explique qu’ils ont fait le choix de ne pratiquer des IVG qu’en cas d’urgence médicale. Il en va de même aux CHU de Namur et de Dinant : les IVG n’y sont pas pratiquées. À l’accueil, les personnes en demande d’IVG sont priées de prendre contact avec un planning familial. Dans d’autres institutions, des médecins pratiquant des IVG relatent qu’ils sont régulièrement confrontés à des membres du personnel (infirmiers et infirmières, anesthésistes), qui refusent de poser les actes préalables mais nécessaires à l’IVG en invoquant leur clause de conscience. Quand ils ne sous-dosent pas les antidouleurs ou refusent l’occupation de lit.

On peut regretter que la Belgique n’ait pas adopté de texte visant à sanctionner le délit d’entrave. À cet égard, l’exemple français est d’ailleurs assez inspirant. La loi du 4 juillet 2001 relative à la contraception et à l’IVG prévoit l’impossibilité pour les chefs de service des établissements publics de santé de s’opposer à ce que des IVG soient pratiquées dans leur service. La clause de conscience ne peut donc pas être appliquée de manière collective.

Pour éviter de tels abus, des limites devraient être définies et respectées par tous les praticiens de la santé. De fait, l’interprétation extensive de ce recours à la clause de conscience dans la loi de 1990 ainsi que cette focalisation sur l’IVG démontrent qu’en Belgique, cet acte de santé publique est encore considéré avec suspicion, et que le droit à l’autodétermination des femmes reste soumis au jugement moral d’un tiers, fut-il médecin. Afin de garantir une application cohérente et balisée du recours à la clause de conscience, et pour éviter les contradictions entre les textes qui laissent libre cours à de possibles abus, il serait urgent et indispensable de supprimer la référence spécifique à la clause de conscience dans la loi relative à l’IVG. Le Code de déontologie médicale, qui en précise les modalités, suffit car il est d’application pour tous les actes médicaux, en ce compris l’IVG.

 


1 En octobre 2016, une jeune femme de 32 ans décède de septicémie dans un hôpital de Sicile. Enceinte de 19 semaines de jumeaux dont l’un était en souffrance respiratoire, elle s’est vue refuser l’avortement thérapeutique. Un cas similaire s’est déroulé en Irlande en 2012, provoquant un léger aménagement de la loi.
2 Article 28 du Code de déontologie médicale.