Espace de libertés | Février 2019 (n° 476)

En Espagne, l’affaire de la momie du général Francisco Franco, véritable casse-tête pour le gouvernement espagnol, fait planer le spectre de l’ingérence de l’Église catholique sur l’État. Un choix épineux, dont l’impact sociétal n’est pas anodin.


En Espagne, pouvoirs politique et religieux sont allés de pair pen­dant des siècles, se soutenant mutuellement pour contrôler une société catholique par voca­tion ou, plus récemment, par imposition. Depuis la restauration de la démocratie dans les années 1970, toutefois, la sécularisation de la société espagnole semble imparable, mais Franco fait office d’encombrant « cadavre dans le placard ». Avant d’expliquer plus en détail ce vaudeville, il convient de faire un bref rappel des relations entre le régime de Franco et l’Église catholique, ainsi que de la construction du monument fasciste qui deviendra la tombe du dictateur.

Guerre civile, dictature et église catholique

L’Espagne proclame la Seconde République en 1931, mais 5 ans plus tard, un coup d’État militaire allait mener à une guerre civile sanglante (1936-1939). Malgré le slogan républicain No pasarán (ils ne pas­seront pas), les rebelles fascistes prennent le pouvoir et instaurent une longue dictature sous l’oppression du général Franco. De nombreux ecclésiastiques encouragent ce coup d’État jusqu’à y participer. L’Église catholique devient un important soutien économique et moral, et le terme « croisade » commence à être utilisé pour désigner le soulèvement contre l’ordre constitutionnel. De nombreux prêtres sont d’abord impli­qués dans la lutte armée, puis dans la répression exercée par le régime militaire. La complicité entre l’Église espagnole et Franco est totale : les prêtres de paroisse, par exemple, jouent un rôle clé en tant qu’informateurs, afin de mener à bien les purges et exécutions. L’Espagne regorge de fosses communes avec les corps des personnes assassinées pendant ce régime de terreur et d’oppression. Le Valle de los Caídos (littéralement la « vallée de ceux qui sont tombés », NDLR) est la plus grande de ces fosses, car on estime qu’elle dénombre 33 833 cadavres, dont plus de 12 000 dont l’identité est inconnue.

The Crypt Of The Almudena Cathedral In Madrid
La tombe de Carmen Franco Polo, la fille du dictateur, située au sein de la crypte de la cathédrale Almudena, à Madrid.
© Oscar Gonzalez/NurPhoto)

Construction et symbolique

Après avoir vaincu la guerre, le dictateur Franco ordonne la construction d’un immense mausolée près de Madrid afin d’honorer et d’enterrer « les héros et les martyrs de la croisade ». L’ensemble, du Valle de los Caídos est dominé par une croix géante haute de 150 mètres et possède une immense crypte cruciforme de 262 mètres de long excavée sous la montagne. Tout est géré par l’Église catholique sous la forme d’une abbaye bénédictine. Des milliers de prisonniers républicains participent aux travaux, qui débutent en 1940. Du fait de la pénurie de main-d’œuvre, les accidents (parfois mortels) sont fréquents.

Lorsque les travaux touchent à leur fin, que la crypte est prête à être consacrée et commence à se remplir de cadavres, la dictature décide d’y transférer également des corps de victimes républicaines. Bien que la dictature ait tenté par là de démontrer un geste d’unité, de nombreux transferts sont opérés sans autorisation ni connaissance des familles. De plus, tout dans le monument invite à l’exaltation de l’idéologie franquiste ou « national-catholique », sans volonté affichée de réconciliation.

Retirer la momie de Franco du monument : une alternative pour contribuer à le dépolitiser et épargner les familles des victimes.

Le dernier chapitre de cette humiliation envers les victimes de la guerre est écrit en 1975, lorsque Franco meurt et est embaumé. Son successeur à la tête de l’État, le roi Juan Carlos I, décide alors d’inhumer la momie sur la place d’honneur, devant l’autel de l’église souterraine. Cela ne semblait pas prévu par Franco, car il avait préparé un caveau funéraire près de son palais à El Pardo, où son épouse sera inhumée en 1988. Avec la bénédiction de l’Église et sans opposition de la famille Franco, le dictateur sera donc enterré avec les victimes de son régime de terreur.

Une momie qui dérange

Après des années de réclamations, le futur de ce mausolée a été évoqué dans le cadre des actions liées à la loi sur la mémoire historique (2007), visant à reconnaître les victimes du franquisme. Bien que des familles aient alors réclamé le retour de leurs proches, des erreurs lors des enterrements ont souvent provoqué le mélange des os, rendant l’identification trop complexe. Il a aussi été proposé de retirer la momie de Franco du monument : une alternative pour contribuer à le dépolitiser et épargner les familles des victimes. Le congrès espagnol l’a finalement accepté en 2018, mais l’opération a rencontré de nombreux problèmes en raison de l’opposition de la famille Franco et de l’ingérence de l’Église catholique. L’affaire est donc toujours pendante, dans l’attente de l’avis de la Cour suprême.

Il faut savoir que la stratégie juridique de la famille Franco repose sur des accords entre l’Espagne et le Saint-Siège (1979), selon lesquels les temples sont inviolables. Le supérieur de l’abbaye bénédictine refuse l’entrée au gouvernement et le Vatican insiste pour que celui-ci n’intervienne pas. Mais comme l’explique Antonio Gómez Movellán, président de l’association Europa Laica, « il est incroyable que le gouvernement espa­gnol ne puisse pas se débarrasser des restes du dernier dictateur fasciste en Europe ». Selon lui, c’est l’État qui, en 1975, a pris en charge les dépouilles du dictateur et pourrait parfaitement entrer dans la basilique, retirer la momie et l’incinérer. Mais la stratégie du gouvernement semble se concentrer sur des négociations opaques avec une Église en position de force. La même institution qui prie toujours avec dévouement pour l’âme de Franco durant ces 40 ans de démocratie. En outre, la famille Franco avait fait part de son désir d’enterrer la momie dans la cathédrale catholique de Madrid. Le gouvernement est opposé à cette solution, mais les évêques espagnols avaient déclaré qu’ils ne pourraient pas l’empêcher. Europa Laica, avec d’autres associations, se bat maintenant pour empêcher ce stratagème qui deviendrait une nouvelle humiliation aux victimes de la dictature.  Cette fois, Franco no pasará !