Espace de libertés | Février 2019 (n° 476)

Le projet de création, en Région bruxelloise, d’une institution chargée d’accueillir des « jeunes ayant commis un fait qualifié d’infraction » suscite des craintes en miroir.


Pour ceux qui ne seraient pas familiers des acronymes de la CFWB (Communauté française – Fédération Wallonie-Bruxelles), les IPPJ sont des institutions publiques de protection de la jeunesse. Elles sont destinées à l’exécution des mesures d’enfermement décidées par le Tribunal de la jeunesse à l’égard des jeunes de moins de 18 ans – « ayant commis un fait qualifié d’infraction ».

Seuls les jeunes âgés de 14 ans et plus peuvent faire l’objet d’un placement en régime fermé. Désormais, le placement en IPPJ d’un jeune de moins de 12 ans est proscrit sauf s’il a gravement porté atteinte « à la vie ou à la santé d’autrui ». Les jeunes qui commettent des faits entre 16 et 18 ans pourront toujours faire l’objet d’une procédure de dessaisissement, c’est-à-dire qu’ils seront jugés par la justice des adultes, à deux conditions : lorsque les faits sont particulièrement graves et qu’ils « ne collaborent pas aux mesures provisoires ou s’y soustraient ».

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Une institution «ouverte» aux polémiques

Les IPPJ elles-mêmes sont organisées en différentes sections et régimes : fermés ou ouverts. En l’occurrence, la toute première IPPJ en Région bruxelloise, qui devrait être inaugurée en 2020, hébergera vingt garçons et dix filles, en régime ouvert. Pour une partie des riverains de la future IPPJ, c’est le sentiment d’insécurité qui prédomine, renforcé par le caractère ouvert de cette implantation. Oscillant entre rejet et demande de concertation, une pétition a recueilli 150 signatures et le projet a fait l’objet de controverses lors de la récente campagne pour les élections communales : « L’installation d’une IPPJ en régime ouvert sur notre commune va nuire à la qualité de vie, au bien-être des habitants et à la sécurité de nos rues. Nous déplorons le manque de transparence autour du dossier et appelons à une véritable concertation avec les habitants, l’abandon du projet ou à tout le moins une consultation populaire pour que les citoyens puissent se prononcer sur ce projet. » Un candidat bourgmestre avait quant à lui assimilé ce projet au lot de nuisance que la commune de Forest accueille déjà sur son territoire : « un centre de tri-recyclage de déchets, un centre de compostage avec des odeurs pestilentielles et deux prisons. » À l’inverse, du côté des défenseurs des libertés et des droits des jeunes, la création d’une IPPJ supplémentaire pourrait apparaître comme un renforcement des dispositifs sécuritaires et répressifs à l’encontre des jeunes, un pas de plus dans la stigmatisation et la criminalisation des jeunesses populaires urbaines issues de l’immigration. Sinon, pourquoi implanter cette IPPJ à Forest et non pas à Watermael-Boisfort ?

Une extension du référentiel protectionnel

Au risque de décevoir les tenants de la thèse de la pénalisation du social, on avancera ici la thèse inverse. Loin d’être symptomatique d’un climat sécuritaire et répressif – par ailleurs bien à l’œuvre dans d’autres domaines –, la création d’une nouvelle IPPJ et sa localisation à Bruxelles est plutôt l’expression d’une extension des logiques protectionnelles et éducatives qui caractérise, de longue date et de manière renouvelée, le référentiel du secteur de la protection et de l’aide à la jeunesse.

Cette thèse contre-intuitive appelle des explications et explicitations quant au cadre législatif, mais aussi à propos des chiffres et de l’évolution des mesures dans le secteur, ces dernières années. Sur le plan du cadre législatif, cela serait un raccourci tronqué et trompeur de présenter les IPPJ comme des « prisons pour jeunes délinquants ». En effet, la récente législation communautaire (décret du 18 janvier 2018 portant le Code de la prévention, de l’aide à la jeunesse et de la protection de la jeunesse) qui a remplacé la loi fédérale de 1965 sur la protection de la jeunesse) en a repris la finalité protectionnelle : c’est l’intérêt du mineur qui doit justifier la mesure d’enfermement. Et si les jeunes y sont qualifiés de « jeunes ayant commis un fait qualifié d’infraction », cette circonvolution ne constitue pas seulement un euphémisme, elle tend à indiquer que ces jeunes ne relèvent pas d’une logique pénale. Quand bien même ont-ils commis des actes parfois graves qui, lorsqu’ils le sont par des adultes, sont qualifiés d’infractions ou de crimes passibles d’une peine de prison.

L’enfermement en dernier ressort

Il faut également souligner que les mesures d’enfermement constituent la mesure « ultime » à disposition du tribunal qui possède un panel de mesures éducatives (réprimande, prestation éducative et d’intérêt général, guidance…). En principe, la privation de liberté ne peut intervenir qu’en dernier ressort, dans des circonstances exceptionnelles et uniquement pour la période la plus courte possible.

Alors même que dans de nombreux autres domaines la tendance est au renforcement de la répression, de la pénalisation et de la criminalisation, il est remarquable de constater qu’en matière de protection de la jeunesse – et à la faveur de la communautarisation de cette compétence, lors de la sixième réforme de l’État – a au contraire prévalu un approfondissement des finalités protectionnelles et éducatives. Le nouveau Code de 2018 relève l’âge minimal pour un placement à 14 ans et promeut encore plus explicitement une logique restauratrice. Et en cas d’éloignement du milieu de vie, il privilégie un placement en régime ouvert plutôt qu’en régime fermé.

Sur le plan des chiffres, on ne constate pas une augmentation des mesures d’enfermement des mineurs. Alors que la capacité totale de prise en charge simultanée des mineurs « ayant commis des faits qualifiés d’infractions » était de 325 places en 2011, elle est de 363 places en 2018, mais cette légère augmentation est liée au renforcement des services d’accompagnement extra-muros tandis que le nombre de places en régime fermé est stable (102 en 2018, 106 en 2011)1.

Accompagner hors les murs…

En effet, sur le plan de l’évolution des mesures et des dispositifs, la tendance la plus marquante de ces dix dernières années a été, parallèlement à l’évolution des projets pédagogiques des IPPJ, la mise en place et le renforcement des moyens octroyés aux services d’accompagnement extra-muros, tels que les SAMIO. Ces services d’accompagnement, de mobilisation intensifs et d’observation créés en 2011 poursuivent l’objectif de constituer une « alternative au placement en IPPJ en favorisant la réinsertion sociale, familiale et scolaire du jeune »2.

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… et maintenir le lien

Les mesures intra-muros reposent sur le modèle de la coupure : il s’agit d’éloigner le jeune de son milieu pathogène et de le rééduquer dans le cadre d’une institution totale. L’accompagnement extra-muros repose au contraire sur une idéologie du lien qu’il s’agit de restaurer et de réparer, impliquant de mener un travail en réseau, inscrit dans le territoire et dans le milieu de vue du jeune. Quand on sait que plus de 40 % des jeunes placés en IPPJ sont résidents bruxellois, alors que les institutions sont toutes localisées en Wallonie (Braine-Le-Château, Fraipont, Jumet, Saint–Servais (pour filles), Wauthier-Braine et Saint-Hubert), il était largement illusoire de prétendre mener ce travail de maintien et de restauration des liens familiaux et scolaires compte tenu de l’éloignement géographique et des difficultés d’accessibilité.

Plus qu’un tour de vis sécuritaire, ce sont ces évolutions qui ont conduit à la création d’une IPPJ, en régime ouvert, en Région bruxelloise. D’une certaine manière, cela ne fait enfin que mettre en cohérence les dispositifs institutionnels avec l’esprit protectionnel du Code.

Visiblement, cependant, cette mise en cohérence ne suffit pas à épuiser les controverses quant aux vertus et aux limites attribuées au « nouveau » modèle extra-muros de la reconnexion et du travail en comparaison au modèle « traditionnel » intra-muros de la coupure et de la déconnexion. Ces controverses se déploient non seulement au sein de la société civile, comme en témoignent les réactions craintives d’une partie des riverains. Mais elles traversent également, de manière nuancée, les acteurs de la protection de la jeunesse, et parmi eux les juges de la jeunesse favorables, dans certains cas, à des mesures d’éloignement physique du jeune de son milieu de vie3.

Plus en profondeur, ces évolutions sont avant tout l’expression d’une transformation plus large des modes de gestion des individus « problématiques » (qui ont des problèmes/ qui posent des problèmes) : d’une gestion par l’immobilisation et la mise à l’écart au sein d’une clôture institutionnelle, à une gestion par la mise en circulation, l’accompagnement, mais également par un travail accru sur les subjectivités.


1 La durée de ces mesures de privation de liberté peut être variable (de 15 jours à plusieurs années). Les statistiques de la Fédération Wallonie-Bruxelles indiquent que la durée moyenne de l’enfermement est d’une centaine de jours.
2 Marie-Charlotte Cardon et Dominique De Fraene, Abraham Franssen et Alice Jaspart, « Les enjeux de la proximité et de l’éloignement géographique et pédagogique dans le cadre des mesures de placement des jeunes en IPPJ/CFF et de l’accompagnement post-institutionnel », rapport de 2013, 91 p.
3 Ibid.