Au-delà de son aspect ludique et industriel, le jeu vidéo peut se muer en outil de réflexion engagé. L’expo interactive qui se tient actuellement à l’ISELP redéfinit son rôle et permet au visiteur d’exprimer son opinion par rapport aux enjeux sociétaux et politiques actuels. On est loin, bien loin des « wargames ».
Le jeu vidéo reste lié à certains clichés tenaces, par rapport à son contenu, à ses missions, au profil des joueurs… Tandis que son rôle culturel et pédagogique, pourtant bien ancré dans la pratique, demeure parfois sous-évalué. C’est ce que Julien Annart, spécialiste en la matière, rédacteur et détaché pédagogique auprès de la For’J (Fédération de maisons de jeunes et organisation de jeunesse) a voulu mettre en avant dans l’exposition et le programme de cours, de conférences et de rencontres autour de ce médium organisé par l’Institut supérieur pour l’étude du langage plastique.
Même si elle s’est opérée plus tardivement chez nous que dans les pays anglo-saxons, cette évolution est marquée par davantage de thématiques engagées, tous types de jeux vidéo confondus, qui émanent de petites structures indépendantes ou de machines commerciales. « Depuis la fin des années 1990, on observe entre autres le développement des serious games, aux visées pédagogiques, réflexives, voire politiques », pointe Julien Annart. « Les blockbusters sont également concernés par ce mouvement de prise de position : depuis 4 ou 5 ans, une guerre culturelle s’est développée via les réseaux sociaux, liée au manque de personnages féminins ou à la représentation de certains groupes ethniques. Des figures sont nées de ces débats en ligne focalisés sur les minorités. De même, la controverse a généré une coupure au sein de la communauté des joueurs, une radicalisation des points de vue entre la droite et la gauche. » Comme dans la vie réelle, donc.
Le citoyen aux manettes
Mais le jeu vidéo permet également au public d’influer virtuellement sur la réalité. C’est le cas au travers des 18 jeux exposés à l’ISELP, que tout un chacun est invité à expérimenter via tablettes, ordinateurs ou smartphones. Coréalisée par le Goethe-Institut et le ZKM/Zentrum für Kunst und Medien Karlsruhe, l’exposition « Games and Politics » a été présentée dans une quinzaine de pays avant d’investir les murs de l’ISELP : « Il s’agit d’un espace d’art contemporain et de recherche. L’idée est de montrer qu’aujourd’hui le jeu vidéo est devenu un outil qui propose des points de vue sur des thèmes d’actualité, via une esthétique artistique. Or il est rarement abordé par les institutions et sa dimension ludique l’empêche souvent d’accéder au statut artistique. C’est également un outil d’éducation très puissant : quand vous jouez, vous êtes mis en situation », souligne Julien Annart.
Dans « The Cat and the Coup », vous êtes le chat ou le 1er Premier ministre élu démocratiquement en Iran.
© Peter Brinson & Kurosh ValaNejad
Création indépendante et engagée
Six thématiques politiques sont ici proposées : les migrations, les médias, la guerre, l’opinion publique, le pouvoir et l’identité sexuelle. Au travers de jeux (newsgames et serious games) de référence, développés ces 15 dernières années par des créateurs et collectifs indépendants. Dans Papers, Please de Lucas Pope (USA, 2013), le citoyen est recruté par l’État fictif d’Arstotzka comme douanier, avec la difficile mission de donner ou de refuser le visa d’entrée aux migrants. Le joueur devient rédacteur en chef dans The Westport Independent (Coffee Stain Studios, Suède, 2016) et confronté au dilemme de l’autocensure ou du soutien aux opposants à la dictature en place, tandis que Phone Story (Molleindustria, USA, 2011) dénonce avec ironie les travers du capitalisme, via les étapes de fabrication du smartphone. Il y est question de motiver les enfants congolais à extraire le coltan de mines insalubres, d’empêcher de se suicider les employés des usines d’électronique taiwanaises qui tentent de se jeter du toit du bâtiment… Le jeu, retiré de la plateforme de vente d’Apple, est désormais disponible sur Android. Ses bénéfices sont reversés aux familles des suicidés de Foxconn. La question des genres anime le jeu autobiographique Dys4ia (USA, 2012). Son auteure Anna Anthropy y relate les différents stades du traitement hormonal qu’elle a suivi avant de changer de sexe. L’artiste défend aussi l’utilisation pour tous d’outils créatifs simples et gratuits comme GameMaker. Une alternative à l’approche des créateurs de jeux vidéo habituellement « jeunes, masculins, hétérosexuels et blancs », qu’elle développe dans son livre Rise of the Videogame Zinesters.
En marge de l’exposition, Julien Annart propose aussi une histoire du jeu vidéo en six séances à l’ISELP – qui casse encore les stéréotypes – et parallèlement, conçu dans le cadre d’un partenariat entre For’J et Quai10, un manuel à l’usage du milieu éducatif pour une approche complète de l’outil/jeu vidéo participatif1. Alors, on se fait une petite partie et on change de point de vue ?
1 « Jeux vidéo et éducation » à télécharger sur www.quai10.be.