D’une vitre brisée à un braquage en bande organisée, les victimes de délinquance juvénile sont les « grands oubliés » d’une machine judiciaire protectionnelle et éducative, traditionnellement polarisée sur l’auteur du délit. Aux côtés de groupes de paroles et de consultations psycho-socio-juridiques, les « offres restauratrices » ont amélioré leur prise en charge. Mais en dépit du nouveau décret de l’aide à la jeunesse, leurs ressources pour surmonter les traumatismes semblent s’épuiser.
Depuis la sixième réforme de l’État et la communautarisation des compétences liées au droit de la protection de la jeunesse, les autorités limitent les réponses strictement punitives de l’arsenal judiciaire juvénile. En cas d’infraction, elles privilégient les « actions restauratrices » via des actes matériels, mais surtout des dispositifs psychologiques et sociaux qui responsabilisent et réintègrent les jeunes délinquants – autant que les victimes – dans la société. Les Services d’actions restauratrices et éducatives (SARE) sont mandatés pour deux types de démarches qui peuvent être cumulées : d’une part des « mesures imposées » par un parquet ou un magistrat qui se déclinent en « prestation éducative et d’intérêt général » ou en « module de sensibilisation » ; d’autre part des « offres proposées » uniquement à l’initiative d’un magistrat. Il s’agit d’une spécificité de la délinquance juvénile qui met à contribution la victime et qui se cristallise en « médiation » ou en « concertation restauratrice de groupe » (CRG).
Tandis que la médiation « se limite » à la résolution d’un conflit interpersonnel, la CRG englobe un volet communautaire. Empruntée aux traditions ancestrales maories baptisées family group conference, cette prestation exige la mobilisation volontaire des victimes, des auteurs, de leurs familles et des représentants de la communauté. Les participants verbalisent leurs ressentis et leurs attentes lors d’entretiens individuels. Ces étapes préfigurent une médiation de type indirect (lettres, vidéos, bricolages, chansons, etc.) ou une rencontre entre les parties, qui se concrétisent par un accord et une déclaration d’intention. Le jeune s’y engage à réparer les torts causés à la victime et les préjudices occasionnés à la société et il promet d’effectuer un travail introspectif qui favorisera sa réinsertion sociale.
Mauvaise publicité
Contrairement au succès croissant de la médiation, au fil du temps, la CRG n’a séduit ni les instances ni les victimes de prime abord, et sa mise en œuvre varie selon les arrondissements judiciaires : sans grille de lecture disponible, les juges évaluent le caractère communautaire des faits sur des critères propres, afin de départager les dispositifs. Toutefois, le lobbying intensif de certains SARE a porté ses fruits à Liège et à Charleroi. Au Pays noir notamment, le centre GACEP se félicite, par la voix de sa directrice Géraldine Bodart, des chiffres partiels de 2018 : 40 dyades (unité qui comprend victime et auteur) prises en charge pour une CRG et 80 pour une médiation. Mais cet engouement n’a pas gagné Bruxelles où la pratique reste fantomatique, d’après les médiatrices du projet RADIAN, Karine Jacobs et Bernadette Goffe. Personnalité des juges, manque de convictions des équipes ou de proximité entre les SARE et les (trop) nombreux magistrats débordés, lourdeur de la procédure (entre 6 et 9 mois) ou encore crainte de certains magistrats d’être dépossédés de leurs dossiers judiciaires : les deux femmes émettent de nombreuses hypothèses pour expliquer ce flop dans la capitale.
En vigueur depuis le 1er janvier 2019 en Wallonie, le nouveau décret soutenu par le ministre de l’Aide à la jeunesse est porteur de nombreux espoirs, comme il suscite des crispations. Aux yeux de nombreux professionnels, son cinquième volet, qui concerne les faits qualifiés d’infractions et qui ne sera opérationnel qu’au 1er mai, souffre de lacunes qui entravent leurs pratiques. S’il insiste sur une application prioritaire des « offres restauratrices », il mentionne à peine la modification majeure qui leur est apportée : les parties pourront désormais les demander. « Cela illustre parfaitement le problème qui existe autour de ces dispositifs, et particulièrement de la CRG : peu de gens les connaissent et s’y intéressent », lance Philippe Gailly, intervenant psychosocial qui opère depuis 20 ans au sein du service liégeois ARPÈGE. Comme le personnel des autres SARE en 2006, ce criminologue de formation s’est vu imposer des CRG calquées sur un modèle flamand bien rodé. Convaincu du potentiel de cette prestation, il milite depuis pour son expansion.
Au-delà du traumatisme
Face à une justice focalisée sur l’auteur de l’infraction, les « offres restauratrices » améliorent progressivement le statut des victimes. « À part en se constituant “parties civiles” dans le cadre d’un éventuel jugement, les victimes sont trop souvent mises à l’écart dans le processus judiciaire. La justice restauratrice entend rétablir une égalité en termes de prise en compte des individus », s’enthousiasme Géraldine Bodart. De son côté, Philippe Gailly vante particulièrement la CRG, un « dispositif holistique » bénéfique pour le jeune comme pour la victime qui pourra « dédramatiser les faits en les humanisant ». « Se rendre compte directement que les trois braqueurs de votre pharmacie sont des gamins de 15, 16 ans honteux de leurs actes, ça aide à surmonter l’épreuve. La CRG permet aussi aux victimes d’obtenir des informations qui sont hors d’atteinte dans le contexte judiciaire. »
Un système à peaufiner
À l’approche du 1er mai, les SARE élaborent une campagne d’information massive sur les « offres restauratrices » à destination des acteurs de première ligne, à savoir les commissariats, des services d’aide aux victimes et des services d’aide aux jeunes en milieu ouvert (AMO). De nombreux professionnels bataillent toujours pour corriger certaines pratiques discriminatoires qui ont la peau dure. À l’instar des jugements différenciés de mineurs délinquants issus de divers arrondissements judiciaires différents ou des discriminations linguistiques qui frappent les victimes soumises au régime de l’auteur en la matière. Enfin, alors que la juge bruxelloise de la jeunesse Hélène Stranart énonce « le cas symbolique » des victimes forcées de payer pour obtenir un double du jugement de leurs affaires, le projet de loi wallon comporte plusieurs incohérences. Il impose notamment la présence des avocats des signataires en cas d’accords établis lors d’offres restauratrices, une manœuvre synonyme de percée du judiciaire au sein d’une procédure dont il était absent. Dans l’espoir d’autres évolutions, les acteurs de terrain imaginent les offres restauratrices de demain, évoquant tantôt un système hybride de « médiation élargie » qui pourrait basculer d’une offre à l’autre, voire à « une obligation systématique d’y avoir recours ». À Bruxelles, dans l’attente d’une ordonnance coincée au Conseil d’État, tout semble encore possible.