En Belgique, le mouvement laïque fête cette année ses 50 ans. Ce demi-siècle d’existence résultant d’une histoire plus ancienne, qui remonte aux Lumières et aux différentes philosophies politiques qui traversent nos pays depuis le XVIIIe siècle. Que sont devenues ces valeurs ? Sont-elles aujourd’hui obsolètes au cœur de nos sociétés multiculturelles ? Rien n’est moins sûr.
Il est fréquent d’entendre, aujourd’hui, que les arguments traditionnels de soutien à la laïcité ne seraient plus pertinents dans nos sociétés de plus en plus plurielles et diversifiées. La demande de « reconnaissance » des minorités nécessiterait – selon beaucoup – non seulement une mise à jour de l’application de ses principes, mais aussi un nouveau paradigme tout à fait différent et plus « inclusif ». La laïcité est de plus en plus remise en question, à droite et même à gauche, au nom de « notre » identité, voire d’un multiculturalisme extrême.
Avant de répondre à ces hypothèses, il semble important de rappeler que l’objectif d’une organisation laïque reconnue par les pouvoirs publics ne vise pas seulement la protection des non-croyants, mais également les droits fondamentaux et l’égale dignité de tous les individus et de chaque minorité. En commençant par le droit de la minorité parmi les minorités, c’est-à-dire celle des hérétiques ou des dissenters, comme on les appelait à l’époque de la première reconnaissance de la laïcité organisée.
L’époque des Lumières et ses philosophes eurent même une influence sur de nombreux penseurs religieux.
La lutte pour la séparation de l’Église et de l’État est le résultat convergent des efforts des libres penseurs, des philosophes immanentistes ou athées, des déistes, des libertins, ainsi que des dissidents religieux et des minorités persécutées. Dans nos sociétés plurielles actuelles, certains prétendent que le dialogue intercommunautaire est la seule clé possible de toute coexistence pacifique. Nous ne devrions jamais oublier que même la lutte pour la liberté de pensée et de religion fut, dès le départ, un combat contre l’uniformité forcée de la société. Le « mur de séparation » entre l’Église et l’État est une formule qui était déjà utilisée par Thomas Jefferson en 1802, dans une lettre à un dirigeant des baptistes américains. Pour beaucoup d’entre nous, cette séparation demeure plus que jamais l’outil le plus efficace pour protéger la liberté de pensée et de conscience de chaque individu et la coexistence pacifique dans nos sociétés intrinsèquement et irréversiblement plurielles. Et particulièrement pour protéger le libre développement de la personnalité individuelle des mineurs, citoyens et électeurs de demain, quelle que soit leur origine, leur famille ou leur communauté.
Un patrimoine commun ?
Thomas Jefferson est probablement un bon point de départ pour nous demander si les idées de séparation de l’Église et de l’État, de laïcité, sont spécifiques à la tradition française – dont nous tous, les laïcs des pays de tradition catholique en Europe, sommes en grande partie tributaires – ou si l’on peut retrouver dans toute la tradition politique des Lumières – et dans sa progéniture libérale, radicale, républicaine et socialiste – une origine et un patrimoine commun. Nul doute que ces idées ont été déclinées de manière très différente dans les diverses traditions politiques nationales. Et même dans le monde globalisé d’aujourd’hui (voire dans notre Europe), nous manquons désespérément d’un vocabulaire commun, ce qui est la source d’incessants malentendus.
À l’apogée de la fortune politique de Berlusconi en Italie, des intellectuels qui tentaient de prendre son inquiétante coalition au sérieux nous exhortaient à choisir entre « Paris ou Philadelphie », laissant ainsi entendre que le modèle américain de rapport à la religion serait davantage opposé au modèle français qu’il ne l’était aux régimes concordataires. Pourtant, l’innovant concept américain, pour l’époque, de séparation de l’Église et de l’État et le plus radical mais plus tardif modèle de séparation à la française de 1905, sont tous les deux des produits des Lumières. D’ailleurs, l’époque des Lumières et ses philosophes eurent même une influence sur de nombreux penseurs religieux. En fin de compte, en quelques décennies, les églises chrétiennes établies ou dominantes ont dû elles-mêmes s’adapter à notre civilisation politique contemporaine.
Les valeurs constitutionnelles sont remises en question, la démocratie représentative, les droits de l’homme, le principe du « government by discussion » sont attaqués. La laïcité aussi.
L’autre source de séparation de l’Église et de l’État est à chercher du côté des minorités religieuses, certes minuscules mais influentes qui, depuis la Great Rebellion du XVIIe siècle en Angleterre, furent saisies par un doute insidieux mais puissant. La Réforme ayant détruit la structure hiérarchique de l’Église, sachant que les humains sont faillibles et pêcheurs, comment être certain que lorsque l’on persécute les hérétiques, ne sont pas également persécutés ceux qui auraient pu comprendre la vérité mieux que nous ? Par conséquent, la tolérance n’est plus seulement une nécessité – les hérétiques étant parfois trop forts pour être écrasés – même aux yeux de certains chrétiens. Le principe de précaution doit être appliqué pour ne pas risquer de persécuter la vérité. Cette théologie faillibiliste minoritaire fut en effet l’un des ingrédients de la tolérance issue de la Glorious Revolution.
À côté de la laïcité, la démocratie libérale et les droits de l’homme puisent, de fait, leurs racines dans l’histoire politique et intellectuelle de nos pays. Les anciens Pays-Bas, l’Angleterre, les États-Unis et la France en constituent le berceau, mais ils ont aussi révélé leur capacité, au cours des trois derniers siècles de s’exporter, tout en étant parfois copiés, adaptés ou améliorés dans des environnements culturels et politiques très différents. À tel point que, jusqu’à récemment, pratiquement aucune force politique dans nos pays ne pouvait survivre sur une plateforme pleinement antilibérale : pour le moins, devaient-elles faire semblant de respecter certains principes de base, même lorsque leurs politiques les contredisaient ouvertement.
Raviver les valeurs
Aujourd’hui, la « politique de civilisation » est attaqué des deux côtés de l’Atlantique. Même ses principes fondamentaux ne sont plus acquis. Les valeurs constitutionnelles sont remises en question, la démocratie représentative, les droits de l’homme, le principe du government by discussion sont attaqués. La laïcité aussi. Nous sommes de mauvais communicants face aux populistes ! Mais l’affaiblissement de la culture politique de base, partout en Europe et en Amérique, n’est pas simplement une question de communication. C’est probablement surtout la perte de toute dimension diachronique qui amène beaucoup de nos concitoyens à croire que, quel que soit le comportement électoral adopté, la paix, les libertés individuelles, les droits de l’homme et le niveau de prospérité de base (aussi peu satisfaisant puisse-t-il être) dont nous jouissons depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale ne sont pas en danger. Ils pensent qu’il s’agit du mode de vie « naturel » des humains, plutôt que d’une exception dans l’histoire de l’humanité.
Pour ce qui est de la laïcité en particulier, ce qui n’aide pas c’est probablement l’encadrement idéologique français de ce concept qui lie la laïcité à une idée plutôt lourde et traditionnelle de la souveraineté nationale, davantage qu’à un moyen de garantir liberté et respect de chacun dans une société plurielle. Néanmoins, surtout face à la montée du fondamentalisme islamique, ce cadre idéologique de la laïcité peut faire croire qu’elle consisterait en un ensemble d’interdictions. D’autre part, la plupart des traitements juridiques spéciaux liés à l’appartenance à des communautés spécifiques impliquent des limitations de la liberté et des droits des individus que nous choisissons d’imputer à ces communautés. Comme au XVIIe siècle, les hérétiques, les libres penseurs, les dissidents – ou plus particulièrement aujourd’hui les apostats, les croyants modernistes, les femmes, les mineurs, les personnes LGBTQI – en assumeraient les coûts.
La difficile tâche qui est la nôtre aujourd’hui consiste à reconstruire la conscience des valeurs qui innervent le tissu de notre démocratie constitutionnelle et à remotiver leur raison d’être. Cela devant se faire en opposition à la tentative populiste de les remplacer par une « démocratie illibérale » ou par un modèle autoritaire alternatif qui promet prospérité sans liberté. La défense de la laïcité fait partie de notre premier devoir aujourd’hui : selon les mots du poète William Butler Yeats, notre but et notre devoir sont d’agir : that civilisation may not sink, pour « que la civilisation ne sombre pas ».