Espace de libertés | Février 2019 (n° 476)

Dossier

Un nombre important de professionnels de terrain, issus des secteurs de l’enfance, de l’adoption et de la santé mentale, dénoncent l’absence de projet de vie permanent des enfants placés hors de leur milieu de vie pour une longue durée. Bien que le retour dans leur famille d’origine semble totalement compromis, leur adoption reste trop peu envisagée.


En Belgique, des enfants se voient parfois placés dans des structures résidentielles ou dans des familles d’accueil de leur naissance à leurs 18 ans sans pouvoir bénéficier d’une nouvelle famille prête à les accueillir de manière permanente. Pourtant, des solutions plus respectueuses des besoins de ces enfants existent, comme leur adoption simple ou plénière prise en dernier ressort. En 2010, le Comité des Nations unies pour les droits de l’enfant adressait d’ailleurs à la Belgique ses observations en la matière. Il soulignait notamment sa préoccupation quant à « la longueur des listes d’attente en vue d’un placement et la fréquence des changements d’établissements ». Il recommandait ainsi à la Belgique de « privilégier l’accueil en milieu de type familial par rapport au placement en établissement et d’examiner périodiquement les placements, conformément aux dispositions de l’article 25 de la Convention »1.

Le lien, à n’importe quel prix ?

Les professionnels de terrain s’interrogent, eux aussi, régulièrement sur le devenir de certains enfants placés hors de leur milieu de vie parfois jusqu’à leur majorité. Amenés à travailler avec ce public, ils constatent en effet dans certaines situations un délaissement de ces enfants ou un désintérêt parental de longue durée, de même qu’une incapacité à remobiliser les parents pour permettre le retour de leur enfant en famille. Ces jeunes restant parfois placés dans des structures d’hébergement ou d’accueil jusqu’à 18 ans, faute de pouvoir retourner dans leur famille d’origine.

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Des placements successifs ou les fréquents « allers-retours » entre la famille d’origine et l’institution entraînent, surtout pour des enfants en bas âge, d’importants troubles psychologiques empêchant ceux-ci de se construire une figure d’attachement stable, de se développer psychiquement de manière optimale, d’être autonome, d’avoir confiance en eux et en l’adulte2. D’où l’importance de solutions plus stables et plus permanentes qui leur garantiraient à ces jeunes de meilleures conditions d’épanouissement. Mais l’on constate une certaine frilosité des mandants (juge de la jeunesse, conseiller ou directeur de l’aide à la jeunesse) à prendre ce type de mesures.

Du provisoire qui dure

Les raisons qui amènent à placer ces enfants dans « du provisoire qui dure » sans envisager d’autres solutions plus pérennes sont multiples et complexes. Régulièrement questionnées, elles méritent d’être examinées. En Fédération Wallonie-Bruxelles, dans le nouveau décret portant le Code de la prévention de l’aide à la jeunesse et de la protection de la jeunesse du 18 janvier 2018, la question spécifique du placement de ces mineurs en dehors de leur milieu de vie est guidée notamment par le principe du maintien des liens familiaux ou de la restauration de ceux-ci. Ainsi, « l’aide et la protection se déroulent prioritairement dans le milieu de vie, l’éloignement de celui-ci étant l’exception. En cas d’éloignement, sauf si cela est contraire à l’intérêt de l’enfant ou du jeune, on veille particulièrement au respect de son droit d’entretenir des relations personnelles et des contacts directs avec ses parents. La possibilité d’un retour auprès de ses parents est évaluée régulièrement afin de réduire autant que possible la durée de l’éloignement. L’aide et la protection veillent à respecter et à favoriser l’exercice du droit et du devoir d’éducation des parents »3. Selon le prescrit décrétal, l’hébergement de l’enfant hors du milieu familial doit dès lors être exceptionnel et temporaire. De plus, les intervenants doivent mettre tout en œuvre pour réduire le temps de séparation des parents avec leur(s) enfant(s).

Une «idéologie du lien »

En privilégiant la relation familiale et les liens entre les enfants et leur famille d’origine, le nouveau décret s’inscrit clairement dans le sillage du précédent. Depuis 1991, le maintien du lien entre l’enfant et sa famille d’origine est devenu central dans le travail des intervenants du secteur de l’aide à la jeunesse, au point que certains dénoncent une « idéologie du lien ». Les mandants et les délégués de l’aide à la jeunesse ont donc du mal à envisager une rupture « assumée » du lien dans la mesure où celle-ci peut être perçue comme un échec de leur intervention en faveur de son maintien. De plus, il est difficile d’envisager une rupture et/ou une mesure plus stable lorsque les parents d’origine se manifestent de temps à autre ou réapparaissent sporadiquement, notamment au moment de la révision annuelle de la mesure de placement par le mandant. L’appréciation du moment où il convient de modifier ce projet initial pour envisager une mesure plus stable est complexe et nécessite des outils et un encadrement multidisciplinaire qui fait souvent défaut. Dans ce type de situation, la loyauté de l’enfant à l’égard de sa famille d’origine est toujours présente et les intervenants peuvent avoir du mal à trancher cette question de manière définitive.

Une mesure d’aide et de protection

L’adoption simple ou plénière, appli­­quée en dernier ressort, avec des balises strictes, en toute transparence avec les parents d’origine pourrait constituer une solution à envisager par les mandants lors d’un délaissement caractérisé de l’enfant par ses parents ou d’une incapacité avérée de ceux-ci à opérer les changements requis pour les besoins de leur enfant. Cette option aurait l’avantage d’offrir un cadre stable à l’enfant au regard de l’importance de créer un lien d’attachement sécurisant et sécurisé avec ceux qui l’élèvent. Outre les freins liés à la philosophie du décret de l’aide à la jeunesse, trois obstacles viennent s’ajouter à la difficulté des mandants d’envisager cette option.

L’adoption offre une alternative aux enfants qui ont de grandes probabilités d’être placés jusqu’à leur majorité dans des structures résidentielles.

L’adoption sans le consentement des parents est source d’une grande insécurité juridique dans les chefs des candidats adoptants et de l’enfant. L’adoption interne, à savoir d’un enfant résidant en Belgique, exige normalement le consentement des parents d’origine4. Une seule exception permet de passer outre celui-ci : l’adoption sur « refus abusif ». Fondée sur le désintérêt des parents ou l’atteinte par ceux-ci à la santé, la sécurité ou la moralité de l’enfant5, cette procédure doit être introduite par les candidats adoptants ou par le procureur du Roi. Elle suppose qu’un organisme d’adoption prenne le risque de placer l’enfant chez des candidats adoptants sans garantie que l’adoption puisse être finalisée. Cette étrange chronologie place l’enfant et les adoptants dans une grande insécurité juridique à un moment crucial du processus d’attachement mutuel. Elle impose également aux adoptants une confrontation judiciaire avec les parents d’origine. Elle fragilise ainsi la création du lien de parentalité. Cette procédure suppose donc de trouver des candidats adoptants particulièrement solides et motivés.

Une deuxième difficulté concerne la méconnaissance des travailleurs de terrain de l’aide à la jeunesse du secteur de l’adoption et spécifiquement du travail qu’effectuent les deux organismes d’adoption au quotidien avec les familles d’origine et vice versa.

Enfin, l’adoption ne constitue pas une mesure d’aide et de protection des enfants en danger ou en difficulté à l’instar des autres mesures prévues dans le nouveau décret. Même si, théoriquement, elle peut parfaitement être proposée par les mandants en collaboration avec les organismes d’adoption. Il s’agit de deux procédures différentes devant deux juridictions spécifiques, l’une protectionnelle et l’autre civile.

Entre deux feux

La question de l’adoption simple ou plénière d’enfants placés hors de leur famille d’origine est très sensible. Elle touche à des thèmes essentiels et délicats. Il convient dès lors d’éviter tout discours idéologique « pro » ou « anti » famille d’origine ou « pro » ou « anti » adoption.

L’expérience internationale (« pupil­les de l’État » en France et système dit de « banque mixte » au Québec) démontre qu’il ne faut pas sous-estimer la difficulté, pour des professionnels qui accompagnent un enfant placé, de passer à un moment donné d’un projet de réintégration familiale à celui de recherche d’une vie familiale alternative. Ils doivent donc être outillés tant sur le plan juridique que psychosocial dans cette tâche complexe.

L’État doit, dans la mesure du possible, garantir à chaque enfant placé un projet de vie permanent et de préférence familial. Cela implique de développer des efforts proactifs en vue de soutenir les parents d’origine et d’envisager la réintégration familiale de l’enfant. Cependant, si celle-ci s’avère impossible ou contraire à l’intérêt de l’enfant et qu’il est possible de l’intégrer dans une nouvelle famille, il appartient alors aux autorités publiques de prendre leur responsabilité en la matière.

L’adoption simple ou plénière, prise en dernier ressort dans certaines situations de délaissement ou de carence parentale caractérisée, offre une alternative à certains enfants qui ont de grandes probabilités d’être placés jusqu’à leur majorité dans des structures résidentielles. L’adoption n’a de sens que si un enfant a de réelles chances de trouver une famille adoptive et de s’y intégrer.

Un préalable à toute évolution des mentalités en la matière consisterait à mener une réflexion commune entre le secteur de l’adoption, les services de l’aide à la jeunesse et les autorités mandantes sur la situation de certains enfants faisant l’objet de placement de longue durée et de délaissement ou de carence parentale. Pour ce faire, il nous semble indispensable de disposer d’une connaissance précise du nombre d’enfants concernés et de réintroduire l’adoption dans le nouveau décret relatif à l’aide à la jeunesse.

Une modification législative fédérale apparaît également nécessaire afin de pallier l’insécurité juridique entourant la procédure d’adoption envisagée comme mesure d’aide et de protection de certains enfants. Enfin, il conviendrait d’introduire de nouvelles dispositions légales permettant d’évaluer, avant toute procédure d’adoption, l’adoptabilité psychosociale et juridique de l’enfant. L’adoption pourrait alors résulter de trois types de situations : soit à la suite du consentement des parents d’origine à l’adoption, soit à la suite d’un abandon de fait de l’enfant ou à la suite d’une maltraitance et/ou des négligences graves suivies d’un désintérêt manifeste des parents d’origine même si ceux-ci refusent de consentir à l’adoption.

 


1 Observations finales concernant la Belgique, 25 mai-11 juin 2010, p. 9, point 47.
2 Nicole Guedeney, L’attachement, un lien vital, Paris, Fabert, coll. « Temps d’arrêt/Lectures », 2011, 64 p.
3 Article 1er, 10° du titre 1er.
4 Sauf si ceux-ci sont déchus de l’autorité parentale en ce compris le droit de consentir à l’adoption.
5 Article 348-11 du Code civil.