Espace de libertés | Février 2019 (n° 476)

Dans son nouvel opus, « Les femmes artistes sont dangereuses », la journaliste et historienne Laure Adler dresse le portrait d’une cinquantaine de créatrices, le plus souvent oubliées par l’histoire de l’art. Une stupéfiante galerie, conçue comme la preuve ultime que le génie n’a pas de sexe.


Dans son œuvre Guerrilla Girls. Do women have to be naked to get into the Met.Museum (1989), l’artiste Cindy Sherman posait ce constat : seuls 4 % des artistes exposés au Metropolitan Museum of Art de New York sont des femmes alors que 76 % des nus, sont des nus féminins. C’est qu’en tant que muse, en tant qu’inspiration, en tant que sujet, en tant qu’allégorie même de la beauté, la femme est omniprésente dans l’histoire de l’art. Il en va tout autrement lorsqu’on considère sa place en tant que productrice. Non que la peinture soit pour les femmes une lubie récente qui leur serait venue – entre autres prétentions –  avec le droit de vote : le désir de créer un monde ex nihilo semble au contraire leur être présent depuis la nuit des temps, n’en déplaise à la sempiternelle partition réputée naturelle entre l’homme créateur et la femme procréatrice. « Selon Pline l’Ancien, c’est une femme peintre qui eut l’idée pour la première fois de peindre sur un mur », rappelle Laure Adler.

Grandes oubliées

La mise aux oubliettes réitérée de leurs productions éclaire bien plus sûrement notre médiocre connaissance des femmes créatrices. Il aura parfois fallu des siècles et souvent quelques hasards pour que la majorité d’entre elles soient redécouvertes. Tel est le cas d’Artemisia Gentileschi (1593-1652), peintre de l’école caravagesque qui fut appelée auprès de toutes les cours européennes et qui ouvrit son propre atelier de formation à Naples, mais qui n’entra dans l’histoire qu’au début du XXe siècle. Citons encore Paula Modersohn-Becker (1876-1907), inconnue du grand public jusqu’à ce que l’écrivaine Marie Darrieussecq ne s’y intéresse (Être ici est une splendeur, POL, 2016). De même que la grande artiste portugaise Paula Rego, née en 1935 et à laquelle le musée de l’Orangerie vient de consacrer en France une première rétrospective.

ok_culture_autoportrait-paula-modersohn-becker-1906

Née en 1876, Paula Modersohn-Becker (ici en autoportrait)
aura dû attendre 140 ans pour se faire connaître.

Pour autant, il serait trompeur de mettre la faible représentation des femmes dans l’histoire de l’art sur le seul compte d’un syndrome amnésique. Si elles sont minoritaires, c’est aussi parce qu’elles durent affronter de tout temps des obstacles majeurs, davantage encore que leurs sœurs écrivaines, auxquelles Laure Adler avait consacré un précédent ouvrage, Les femmes qui écrivent sont dangereuses. C’est que peindre ne nécessite pas seulement, comme le préconisait Virginia Woolf à propos de l’écriture, « une chambre à soi », mais aussi un atelier, des couleurs, des pinceaux, des modèles. De ces conditions matérielles comme de l’apprentissage des techniques, les femmes furent méthodiquement tenues éloignées. « Il faudra attendre 1897 pour que des femmes puissent s’inscrire à l’École des beaux-arts de Paris, mais à des horaires particuliers, sans être autorisées à suivre tous les cours, et sans rencontrer d’hommes », rappelle Laure Adler.

Derrière le père et l’amant

Longtemps, la condition sine qua non pour créer fut donc de côtoyer intimement un homme – père, mari ou amant –, lui-même artiste et disposé à partager son savoir-faire, voire à dispenser des encouragements. Mais pour créer une œuvre autonome, au-delà du couple qui lui servit parfois de matrice, toute artiste femme aura dû en passer par une épreuve de force consistant à briser ce que Virginia Woolf – toujours elle – appelle « le pouvoir hypnotique de la domination ». « L’idée même d’être artiste, d’y prétendre, de vouloir représenter sa propre vision du monde, de savoir qu’on en est capable, suppose déjà une force morale et psychique considérable. […] Et la femme qui crée, le plus souvent en solitaire, sans soutien d’aucune sorte, dans l’exclusion de la communauté qui ne lui donne pas droit à cette forme d’accomplissement, est donc perçue comme une exception, une anomalie, comme un monstre, bien plus souvent que comme un génie. » Une telle liberté souveraine, un tel courage forcené ne peuvent que toucher au cœur nos sensibilités contemporaines – par-delà le genre et jusqu’au danger.