Espace de libertés | Février 2019 (n° 476)

Libres ensemble

Dans son premier ouvrage, « On ne naît pas soumise, on le devient », Manon Garcia décortique le concept de soumission féminine, qu’elle observe comme le pendant oublié de la domination masculine. Pour cette normalienne, spécialiste de philosophie féministe, le détour s’avère nécessaire, au-delà des tabous. Le but : l’émancipation.


Pourquoi est-il nécessaire de s’attarder sur le concept de soumission pour appréhender la question de la domination masculine et des inégalités de genre ?

Il me semble qu’il y a deux raisons. Il y en a une qui relève de la philosophie politique et qui consiste à dire que la façon dont on pense le pouvoir est incomplète. En gros, je pense que l’on mélange deux sens du concept de domination, que l’on utilise aussi bien pour décrire la relation que l’action du dominant. Or, il me semble que ce mélange sémantique occulte une réalité : pour qu’il y ait une relation de domination, il faut aussi que le dominé fasse quelque chose vis-à-vis du dominant, à part dans des cas extrêmes de domination par la force. Ensuite, quand on s’intéresse aux rapports de genre, ce qui est problématique, c’est qu’en ne parlant que de domination masculine, on adopte d’une certaine manière un point de vue masculin sur ce qui se passe entre les hommes et les femmes. Et ce point de vue a pour conséquence que l’on pense les femmes comme complètement passives dans la domination masculine et qu’en fait on rejoue l’invisibilisation des femmes, au cœur de la domination masculine. Il y a donc à mon avis quelque chose de féministe à changer de perspective.

Vous nourrissez votre réflexion en invoquant Le Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir. En quoi est-ce un outil efficace pour aborder la question ?

Une des thèses de mon livre, c’est en effet de dire que Le Deuxième Sexe nous permet de penser la soumission des femmes et qu’on peut lire ce livre comme un livre sur la soumission. Je ne pense pas que Beauvoir le voyait comme ça, mais c’est en tout cas la première à dire que la domination masculine sur les femmes induit pour elles de prendre un certain plaisir à cette situation d’infériorité. La féminité est construite d’une manière telle que l’infériorité et la soumission apparaissent comme un destin et que, par conséquent, il y existe même une forme de plaisir et de soulagement dans la soumission. Elle montre aussi que les femmes peuvent vivre l’expérience de la féminité comme une soumission mais aussi celle de la tension entre l’appel de la liberté que traverse tout être humain et ce programme de soumission qui leur est proposé et imposé.

ok_manon-garcia-clairesimon1
Un premier essai réussi pour la philoso­phe Manon Garcia. © Claire Simon

Le terme « délices de la soumission », que vous utilisez dans ce contexte, est volontairement provocant ?

C’est sûr que c’est provocateur de parler de « délices de la soumission », une expression que Beauvoir utilise d’ailleurs telle quelle dans un passage du Deuxième Sexe, je crois. Mais je la mets en valeur justement parce que je pense que c’est s’attaquer à un point aveugle du raisonnement sur la domination masculine que de voir comment les préférences des femmes sont façonnées par les normes de genre, alors que beaucoup de gens mettent tout cela sur le compte de la nature, ce qui n’a rien à voir. Ces normes façonnent notre érotisme, notre plaisir, nos désirs… Pour comprendre pourquoi la domination masculine se perpétue, il faut aussi comprendre comment elle crée des complicités. Et une des façons de créer des complicités consiste à rendre très plaisante la participation à ce système. Mais dire qu’il y a des « délices de la soumission », c’est aussi affirmer que ce n’est pas irrationnel de se soumettre, car non seulement il y a des récompenses sociales (on est valorisé quand on joue le jeu de la féminité, qui est un jeu de la soumission), mais même sur le plan personnel, il y a une forme de soulagement et de plaisir à se dire qu’on est une femme bonne en faisant telle ou telle chose. J’utilise souvent l’exemple d’une étude de l’université de Chicago qui montre que dans les couples où il y avait initialement une égalité salariale entre le mari et la femme et où la femme se met tout d’un coup à gagner plus. Celle-ci va alors se mettre à faire considérablement plus de tâches ménagères. Il y a effectivement une forme de compensation vis-à-vis du compagnon, qui consiste à dire « je suis quand même une femme, ne t’inquiètes pas », mais on peut aussi penser qu’il s’agit d’une forme de compensation avec soi-même et de se dire « ce n’est pas parce que je gagne mieux ma vie que je ne suis plus une femme ».

Curieux paradoxe que cette « passivité active » à laquelle vous faites référence…

Ce qui est fascinant et vraiment compliqué à penser dans le verbe « se soumettre », c’est justement que c’est une activité qui consiste à se rendre passif. Ça semble être oxymorique de dire « j’agis de telle sorte que je n’agisse pas ». Mais je pense que c’est fondamental, pour appréhender la féminité, de comprendre que cette activité de la passivité est en fait la féminité en tant que norme sociale. Par exemple, dans les analyses beauvoiriennes du ménage, elle montre que le ménage, c’est lutter contre le négatif de sorte que tout reste pareil. C’est une activité qui permet de rester dans l’immobilité. Et la féminité, c’est ça aussi : par exemple, lutter contre le fait de grossir, c’est cultiver une immobilité et une passivité. Pourtant, cela demande énormément de travail. On est familier de l’idée de double journée, selon laquelle les femmes font une première journée de travail et une deuxième à la maison. Mais il y a des sociologues qui parlent de triple journée, en expliquant qu’une partie du travail des femmes est de se rendre physiquement « femme » : se maquiller, s’épiler, mincir, faire du sport, etc.

C’est fondamental, pour appréhender la féminité, de comprendre que cette activité de la passivité est en fait la féminité en tant que norme sociale.

Les femmes sont-elles les seules à subir les conséquences néfastes de cette soumission en tant que norme ?

Quelque chose qui me fascine, c’est que beaucoup d’hommes ne se sen­tent pas concernés par les questions de la soumission féminine ni par les questions générales de domination masculine. Y compris des hommes qui disent ne pas se comporter comme des dominants et qui aimeraient qu’on les laisse tranquilles. À cela, il y a deux réponses à apporter. La première, c’est évidemment de dire que même quand on ne se comporte pas comme dominant, on jouit tout de même d’un certain nombre de privilèges dans la société. Mais je pense par ailleurs que la façon dont la soumission est prescrite aux femmes a des conséquences énormes pour les hommes. L’un des cas les plus flagrants, c’est la façon dont sont construites les normes de l’amour dans la société et la différence entre la figure de la femme amoureuse et celle de l’homme amoureux. Pour la femme, on a l’impression que l’amour doit donner du sens à la vie et qu’en même temps, il est une forme de démission personnelle. La figure de la femme amoureuse, c’est celle de l’attente, de l’abdication, du « tu es tout pour moi ». Et pour les hommes, que ça soit cela le modèle amoureux hétérosexuel, est aussi compliqué. Je pense que l’on voit bien dans cette figure de l’amour comment la femme peut se comporter d’une manière à mettre l’homme dans une position de dominant alors même qu’il n’a parfois rien demandé.

En quoi votre réflexion autour la soumission vient-elle en appui de la cause féministe ?

Je suis convaincue, mais c’est en réalité une vieille idée féministe, que la prise de conscience est une dimension à part entière de l’émancipation et que ça n’en est pas seulement un préalable. Et je pense que le concept de soumission permet aux femmes de voir que nombre de comportements qu’elles pensaient idiosyncrasiques – par exemple le fait de se dire « j’aime bien faire le repassage, c’est mon truc » – relèvent en réalité d’une même dynamique : celle de la soumission, et pas de traits de caractère. S’en rendre compte ne suffit pas à l’émancipation totale, évidemment. Mais je pense que c’est une mauvaise question de se penser soit soumis, soit non soumis. Personne n’est non soumis et en particulier pas les femmes. Donc plutôt que de le penser en oui-non, il faut à mon avis penser la soumission en termes de degrés. Et là, il me semble évident et très fort de dire que cette prise de conscience atténue la soumission en elle-même.