Après plusieurs batailles menées contre l’État islamique, Selam, un Kurde syrien de 22 ans, a trouvé refuge dans le nord de l’Europe. Marqué par la guerre et une vie difficile, il s’est confié à Francesca Pettinato, une reporter italienne avec laquelle il s’est lié d’amitié. Alors que les Kurdes se sentent abandonnés par les nations qui ont soutenu leurs actions contre Daesh, cette histoire personnelle résonne étrangement.
Je l’ai rencontré durant l’été 2017, lors d’une journée caniculaire. C’était à Athènes, dans l’ancien hôtel City Plaza, aujourd’hui transformé en squat rempli de réfugiés provenant de partout. Selam, un Kurde de 22 ans, s’est approché de moi pour me demander de l’aider pour remplir des papiers. Nous sommes devenus amis. Après de nombreux échanges via le web, nous nous sommes revus récemment, dans un pays d’Europe du Nord, où il réside actuellement. Pour des raisons de sécurité personnelle, il ne souhaite pas que le lieu soit révélé.
Le soir, Selam se rend souvent au pub. Un moyen de glaner un peu de bon temps avec des amis et de tenter de rendre la vie plus légère. C’est là que nous nous sommes retrouvés et qu’il m’a accueillie avec quelques mots de bienvenue en kurde. Quelques bières plus tard, Selam a accepté de me révéler une partie de sa vie de combattant. Une histoire ignorée de beaucoup de gens. «Quand vous voyez vos proches et tant de gens mourir les uns après les autres, à la fin, vous ne ressentez même plus de peine», avoue le jeune homme originaire de la région kurde de Rojava, dans le nord de la Syrie. «Juste un serrement de la gorge et plus de réactions. La mort ne me choque plus.»Des mots cinglants, qui contrastent avec l’ambiance chaotique du pub. Des paroles qui peuvent heurter, car Selam n’y va pas de main morte. Mais est-ce si surprenant de la part d’un ancien combattant de la milice kurde YPG?
Depuis peu, Selam a été reconnu comme réfugié. L’Europe du Nord reçoit la majorité des demandes d’asile, elle est devenue une quête pour les migrants. Arrivés par la route des Balkans ou l’Italie, ils ont tous le même objectif:atteindre cette partie de l’Europe qu’ils identifient comme une terre de bien-être et pourvoyeuse d’emplois. Mais la crise des migrants de 2015 et les accords établis par l’Europe avec la Libye et la Turquie en vue de limiter l’accès au territoire européen, en dépit des enfreintes aux droits fondamentaux, ont changé la donne. Seule l’Allemagne, au travers de la voix de sa chancelière Angela Merkel, avait explicitement invité les réfugiés syriens à rejoindre ce pays, en manque de main-d’œuvre. La suite, on le sait, est loin d’être simple.
Engagé, dès le plus jeune âge
Selam reprend son histoire. Dès l’âge de 9 ans, les petits boulots se sont succédé:mécanicien, vendeur de rue et cireur de chaussures… Son père ne s’est jamais intéressé à lui ni à sa famille. Il les a abandonnés et s’est remarié. Sa mère a alors décidé d’emmener ses enfants en Europe. Mais Selam a préféré rester, pour défendre sa patrie:le Kurdistan. C’est ainsi qu’à l’âge de 13 ans, il a embrassé les idées de l’YPG. «À 16 ans, j’ai suivi leurs cours, on y prodiguait des leçons sur la démocratie et l’on nous préparait aussi physiquement à rejoindre le champ de bataille. À l’école, j’ai donc appris à ne pas me faire tuer et à combattre.»Dès 2014, il s’est activement engagé au cœur des zones militaires pour combattre l’État islamique, à Kobane, Shingal et Munbic. Il fut témoin de la libération de Raqqa, en octobre dernier, au travers des vidéoconférences organisées avec les combattants sur place. «Le sang versé par les combattants de l’YPG a été fondamental pour libérer les villes», affirme Selam, d’un ton sec. Il m’a ensuite raconté les différentes opérations militaires où, durant six mois, il avait à peine le temps de manger et de dormir 4 heures par nuit, sur le sol, blotti contre les autres miliciens pour se réchauffer, leurs armes dans les bras. Selam demeure choqué par le massacre des yézidis et par la vente des enfants et femmes, transformés en esclaves par Daesh. Il me montre sur son smartphone la photo d’un jeune yézidi aux intenses yeux bleus, arborant le signe de la victoire. «Ses parents ont été tués et il a été jeté en prison. Nous avons réussi à le libérer durant une bataille et il a pu rejoindre le reste de sa famille. Cela montre qu’il y a quand même un peu d’amour au milieu de cette guerre. «
Souvenirs douloureux
Si Daesh a tué beaucoup de personnes, parce qu’elles ne respectaient soi-disant pas l’islam et la charia, il a également commis de nombreuses exactions envers les Kurdes de la région de Rojava, dans le nord de la Syrie. Voilà pourquoi tellement de jeunes, comme Selam, ont rejoint la milice du YPG. «L’État islamique est essentiellement composé d’hommes faciles à contrôler et à manipuler, qui se contentent de contre-vérités», affirme Selam. «Même les combattants étrangers. Ce sont des personnes non intégrées dans la société, en quête de pouvoir et de buts dans leur vie. Ils les trouvent dans la guerre. Plus rien ne les arrête, ils sont prêts à se sacrifier au nom d’Allah. Nous conservons toujours une grenade sur nous, au cas où ils nous feraient prisonniers. Car ils vous font mourir lentement, de famine. Ou ils vous brûlent, ils vous torturent, de toutes les manières possibles. Ils vous font souffrir jusqu’à ce que vous souhaitiez votre propre mort. Et cela peut durer des mois», raconte le jeune Kurde. «Lorsque de notre côté, nous les emprisonnons, nous ne les tuons pas et nous ne les torturons pas. Nous voulons d’abord qu’ils nous parlent. Généralement, leurs combattants en provenance du Moyen-Orient nient leurs crimes. Et les étrangers nous considèrent comme des kafirset affirment qu’il est juste que nous mourrions.»
Après ces premières révélations, nous décidons d’aller faire un tour dehors. Le temps file et je me rends soudainement compte que nous repassons devant les mêmes immeubles et réverbères. Que nous tournons en rond. Selam poursuit son histoire, m’emmenant dans une autre dimension. S’il est vrai que la guerre en Syrie et en Irak nous touche d’une certaine façon et que nous avons été choqués par les images provenant de ces zones dévastées, il est difficile d’imaginer les horreurs vécues par un jeune homme de moins de 20 ans. Pourtant, son corps, rempli de tatouages et de scarifications, témoigne des souffrances vécues.
1 an de combat = 10 ans de vie
Aujourd’hui loin de sa terre, Selam tente d’en rester proche, comme il le peut. Il m’emmène dans un club kurde où il participe régulièrement à des activités et débats. Une lumière blafarde éclaire des photos de miliciens et de martyres. Le drapeau de l’YPG flotte sur une table, à côté du portrait d’Ocalan, le fondateur du PKK (parti des travailleurs du Kurdistan). Selam pointe plusieurs photos de femmes, d’hommes. Il connaît leurs noms, leurs histoires et la manière dont ils se sont sacrifiés. Une femme kurde nous tend un verre de thé. Alors que nous sirotons notre chai, je lui demande comment il s’est fait tirer dessus. Il sirote encore un peu de thé et un moment passe avant qu’il ne me réponde. «Quand la balle a atteint ma jambe, j’ai senti une douleur fulgurante. Dès que vous vous rendez compte de ce qui vous est arrivé, vous devez vous injecter rapidement de la morphine.»Il affirme alors ne plus se souvenir de grand-chose, car la morphine l’a «fait passer de l’autre côté»et qu’il n’a plus rien ressenti. Son visage devient soudain très sérieux. «Durant la bataille de Kobane, j’étais avec un groupe de 25 soldats, nous étions livrés à nous-mêmes. Nous avons enfin réussi à nous exfiltrer après trois jours, mais la majorité d’entre nous sont morts. Daesh nous a d’abord attaqués avec des chars, puis ils ont jeté des grenades et des bombes sur l’immeuble où nous étions abrités. J’ai passé 19 heures sous les débris, les membres cassés. J’ai entendu la mort siffler. Et lorsque j’ai vraiment entendu l’ennemi se rapprocher, j’ai fait semblant d’être mort. Heureusement, nous avons réussi à entrer en contact avec notre milice et ils ont pu nous secourir. Ce n’est pas une blague:un an de combat équivaut à dix ans de vie normale.»Nous reprenons notre chemin. Le ciel gris du Nord contraste avec la description qu’il me fait de sa patrie:chaude, colorée, avec une nature sauvage. Son ancienne vie, si lointaine, si différente.
Aujourd’hui, Selam poursuit une bataille, mais sur d’autres fronts. Pas encore gagnée. En 2016, sa santé s’est dégradée. Sans hôpital à Kobane, il s’est résolu à rejoindre l’Europe pour retrouver de la famille et recevoir les traitements médicaux nécessaires. Il est passé par la Turquie, avant de rester un peu de temps en Grèce, au gré d’un voyage illégal, si commun aux histoires de migrants. Dès qu’il a pu obtenir ses documents d’identité et de voyage, il a retrouvé une liberté de mouvement. «La bureaucratie est longue et ennuyeuse», soupire-t-il, «mais j’ai à présent l’occasion de suivre des cours de langue et de pouvoir rechercher un travail». Dans le pays où Selam séjourne aujourd’hui, quand un réfugié arrive, il reçoit une aide du gouvernement, de l’argent et des cours de langue, en vue d’une meilleure intégration dans la société. Dès que le migrant est capable de s’exprimer dans la langue nationale et qu’il trouve un emploi, il doit tout doucement rembourser l’argent reçu.
Cas de conscience
Selam a décidé d’entamer des études. Il devrait bientôt emménager dans un appartement où il compte bien débuter une nouvelle vie. Mais il déplore que le même pays qui lui offre cette nouvelle chance soutienne parallèlement la guerre contre son peuple;il fait référence à la bataille d’Afrine, avec l’opération «rameau d’olivier»entreprise par l’armée turque, contre les Kurdes. Afrine est tombée après 24 heures. «Quel est le rôle de l’Europe dans cette situation?Elle a complètement ignoré les efforts et le sang versé par les Kurdes et les soldats de l’YPG pour combattre l’État islamique. Au contraire, l’Europe fournit des armes à la Turquie. Ils veulent nous détruire. Peut-être perdrons-nous cette guerre, mais nous la mènerons jusqu’à la fin. Le pays où je vis aujourd’hui vend des armes qui tuent mon peuple. Et dans cette bataille, l’Europe contribue à pousser les Kurdes à devenir des réfugiés. C’est absolument contradictoire et c’est hypocrite. D’ailleurs, je n’ai jamais accepté ce terme de “réfugié”, cela ne me correspond pas. Cette appellation fait que les gens pensent que nous sommes pauvres, désespérés et cela nous place dans une sous-catégorie. J’ai donc décidé de me battre. Mais cette fois, ce sera pour moi.»