Parmi les slogans phares de Mai 68, « Élections, piège à cons » continue à être régulièrement cité. Quelle portée a-t-il aujourd’hui, alors que les mouvements citoyens reviennent sur le devant de la scène, réinterrogent la démocratie et les processus participatifs? Interview de John Pitseys, chargé de recherche au CRISP (1)
Que vous inspire le slogan: «Élections, piège à cons»?
Dans nos démocraties, le régime représentatif est complètement assimilé à l’idéal démocratique lui-même. On pense inévitablement au fait de voter et d’être élu. Mais en dehors de cette fausse évidence, il y a une série de critiques classiques qui sont adressées à nos démocraties:la première consiste à dire que la représentation est une délégation et une aliénation de notre pouvoir démocratique. Selon une autre critique, la représentativité politique serait là pour représenter l’intérêt général, mais dans les faits, ce ne serait pas le cas. Elle ne ferait qu’agréger les intérêts particuliers et parfois très privés des élu.e.s. Dans cette critique, la représentation politique est finalement une sorte de miroir aux alouettes qui permet des arrangements entre copains.
C’est l’une des sources du populisme actuel?
Oui, c’est une critique qui est relayée par des mouvements populistes, mais elle n’est pas nouvelle et elle est souvent utilisée par les critiques conservatrices. Puis, il y a une critique que l’on entend plutôt à gauche du spectre politique, mais pas seulement, et qui consiste à dire que la représentativité constitue une structure idéologique qui masque la réalité des rapports de domination. Alors pourquoi l’élection serait dans ces cas-là un «piège à cons»?Parce qu’elle nous fait croire que notre parole pourrait compter. Alors que même si c’était le cas, cela ne changerait pas l’état des rapports politiques et économiques. Et, dans le pire des cas, cette parole n’aurait pas de poids au sein des institutions démocratiques. Celles-ci sont certes soumises à un certain nombre de blocages, parfois de manière explicite et assumée. Le but étant qu’un acteur singulier ne puisse pas, seul et sans contrôle, faire voter des lois et imposer des règles collectives. C’est la raison d’être de la division des pouvoirs.
Les mouvements citoyens politisés reviennent à nouveau en force: est-ce le signe d’un sursaut démocratique ou le signal d’un système en panne?
Affirmer que la démocratie représentative n’est pas à la page, c’est un peu voir les choses en noir et blanc. Maintenant, cela ne veut pas dire qu’elle fonctionne toujours bien. D’une part, parce que c’est un amendement de la démocratie directe, une sorte de compromis entre une représentation un peu aristocratique et la démocratie directe. D’autre part, les avantages de la démocratie représentative peuvent parfois se retourner contre elle. On entend parfois que ce système permettrait la prise de décisions plus effectives et rationnelles que dans une démocratie directe. Or, ce n’est absolument pas vérifié. De plus, la figure de la démocratie représentative est fortement associée à celle de l’État-nation qui est lui-même remis en question, notamment en Belgique. Donc, c’est vrai que la démocratie ne fonctionne pas toujours bien et qu’elle est par définition, presque toujours en crise. Ce qui signifie en fait que les gens ne sont pas tous d’accord sur ce qu’est la démocratie.
D’autres modèles permettraient-ils de satisfaire davantage les citoyens qui émettent ces critiques?
Certains estiment qu’un régime qui les représenterait mieux produirait des décisions plus efficaces et plus visibles, ce qui n’est pas du tout incompatible avec une décision plus autoritaire de la décision politique. Donc ceux qui affirment qu’il faudrait davantage faire entendre la voix des citoyens diront cinq minutes plus tard qu’il faut arrêter les «parlementailleries»et qu’il faut des représentants qui prennent des décisions claires et rapides. Cela peut donc aussi conduire à voter pour des partis pour lesquels la réforme de la démocratie n’est pas du tout à l’agenda. Cela dépend si le mouvement citoyen conteste ou non le système de démocratie représentative. On peut affirmer qu’il manque quelque chose de fondamental dans le système actuel sans le contester sur le fond.
Pensez-vous que les citoyens éprouvent un sentiment de désenchantement et de dépossession de la chose politique? Et peut-on faire un rapport avec ce qui était vécu en 1968?
Je crois que ces sentiments de désenchantement et de dépossessions sont contemporains. Et que parallèlement, on ne sait pas où et comment les décisions sont prises et comment les influencer. Avec l’idée qu’il est presque inutile de participer au débat public. Je ne pense pas que c’était le sentiment qui prévalait en Mai 68. C’était l’époque des Trente Glorieuses, avec des sociétés riches et qui produisaient beaucoup, des positions et clivages politiques assez identifiables, dans une phase de mondialisation vécue de façon plutôt heureuse. Avec ce sentiment que tout était possible. Ce n’était pas une réaction face à un sentiment d’impuissance, mais plutôt une sorte de pleine puissance pour changer une société qui était perçue comme étouffante.
(1) Centre de recherche et d’information sociopolitiques