Espace de libertés | Avril 2018

Résister aux géants. Entretien avec Milad Doueihi


Libres ensemble

L’historien des religions Milad Doueihi fut l’un des premiers à penser le numérique, non pas comme une simple technique, mais comme une nouvelle culture. Celle-ci transforme nos identités en profondeur, ainsi que nos liens sociaux et nos relations à l’écrit, au savoir et au pouvoir. Quelle marge de manoeuvre nous reste-t-il?


Qu’est-ce qui vous a poussé vous, historien des religions, à vous intéresser au numérique?

J’ai toujours été un peu geek, tout en m’intéressant à l’histoire des religions et de la tolérance. À la fin des années 1980 et au début des années 1990, je me suis intéressé aux outils numériques. Comme utilisateur, dans un premier temps, mais pas un utilisateur passif. Il était important pour moi de sortir d’un discours trop inscrit dans l’actualité pour essayer de prendre le point de vue de la longue durée.

Dans votre dernier livre Du matérialisme numérique, vous décrivez le numérique comme le seul équivalent actuel des religions. En quoi religion et numérique sont-ils similaires?

Première similitude:c’est la question de la médiation, qui fait partie de ce que les religions savent faire extrêmement bien, avec l’au-delà, avec tout ce qu’on veut. Et le numérique est évidemment le médiateur par excellence. Ce qui explique aussi pourquoi même les institutions religieuses se sont emparées très tôt du médium. Au-delà de ça, la réflexion sur ce qu’on a appelé à l’époque la technique ainsi que la réflexion sur ce que le numérique a pu rendre possible et a modifié dans nos sociétés s’apparentent dans certains courants à des formes de croyances religieuses.

Vous inscrivez l’humanisme numérique dans le prolongement des trois humanismes définis par Claude Lévi-Strauss (humanisme aristocratique de la Renaissance, humanisme bourgeois du XIXesiècle et humanisme démocratique du XXe). Pourquoi?

Pourquoi est-on surpris quand on parle d’humanisme numérique?Pour moi, après un certain temps de réflexion et de vie avec le numérique, c’était devenu une évidence:le concept d’humanisme permet de situer le numérique dans la longue durée de l’histoire de nos sociétés occidentales, dans la manière dont nos interactions avec les grands moments de révolution technique ont façonné le lien social, les mutations économiques et les mutations culturelles. Ça m’a aussi permis de faire sortir cette notion d’humanisme de son acceptation classique, parfois nostalgique, associée à la Renaissance exclusivement. Et d’insister sur deux aspects:à la fois l’humain comme vecteur central et en même temps le fait que la notion d’humanisme peut être appliquée.

J’ai voulu sortir du discours qui nous dit: la technique est neutre.

Ce qui m’a intéressé, c’est que l’humain est architecte par sa nature. Du fait de la présence de votre corps dans un espace, vous le modifiez. Et quand vous quittez une salle, ce n’est plus la même chose. Le numérique joue énormément sur ces dimensions architecturales. Notre rapport avec l’espace a été modifié de façon radicale par le numérique. Cela passe par la géolocalisation, la mobilité, le tactile, la voix, la reconnaissance faciale, la biométrie. C’est indissociable du corps comme interface principale vers le numérique, ce qui n’était pas le cas dans le passé. Du coup, j’ai aussi voulu sortir du discours qui nous dit: la technique est neutre. On est devenu des livreurs de données pour les réseaux sociaux qui les exploitent. C’est une manière pessimiste de dire les choses, mais pas fausse. C’est un choix, une forme de servitude volontaire. Mais en tout cas, ce qui est intéressant, c’est que le numérique, tout en permettant ces formes de contrôles et de monopoles, donne tous les éléments pour faire autrement. On a le logiciel libre, l’open source, le hacking qui sont là pour nous permettre de sortir de ces géants, comme on les appelle, qui nous facilitent la tâche à certains points de vue mais qui nous dominent.

Si les moyens sont là pour reprendre le contrôle, pourquoi ne les utilise-t-on pas plus?

Le code informatique doit être accessible. Ce ne devrait pas être un privilège, mais un droit. Le code fait le monde et contrôle nos réputations. Que ce soit pour obtenir un crédit dans une banque ou pour être embauché, aujourd’hui on passe par des algorithmes pour éliminer les candidats. On voit très bien qu’on a changé de paradigme. D’un côté, il y a la raison computationnelle, de l’autre la pensée algorithmique. La raison computationnelle, c’est savoir interroger la machine d’une telle manière qu’elle puisse nous donner des réponses pertinentes à nos questions. La pensée algorithmique, c’est totalement différent:elle comprend des formes d’apprentissage par la machine et nous invite à modifier la manière dont on apprend nous-mêmes.

Que ce soit pour obtenir un crédit dans une banque ou pour être embauché, aujourd’hui on passe par des algorithmes pour éliminer les candidats.

Pour vous, le numérique peut stimuler la créativité mais nous rend aussi très prévisibles. N’est-ce pas paradoxal?

Un des aspects qui nous est révélé, c’est la régularité de nos manières de faire, bien qu’on soit convaincus de notre libre arbitre. On a vu émerger il y a quelques années le modèle de la recommandation. Celle-ci construit sa pertinence en prenant en compte l’agrégat de votre historique et l’historique de votre réseau. Mais la recommandation réduit les choix et ça peut devenir une forme de prescription implicite. Et là, on a un enjeu énorme:politique et éthique. La question qui se pose est:comment sortir de cette forme de déterminisme qui est incarnée par l’algorithmique?La réponse est difficile. En anglais, on dirait:«You have to out compute the computing system»(il faut dénumériser le système informatique).

En octobre dernier, lors d’un colloque organisé par la Fondation Henri Lafontaine et consacré à la fin de l’utopie Internet, vous vous étiez demandé: que reste-t-il de cet héritage des fondateurs et visionnaires du réseau incarné par la célèbre Déclaration d’indépendance du cyberespace?

La déclaration d’indépendance d’Internet était un texte idéologique, très beau rhétoriquement, façonné un peu à la manière de la Déclaration d’indépendance des États-Unis. Mais à mon avis, il y avait une erreur dans ce texte. Le corps n’existait pas. On était dans cette contrée où l’esprit circulait librement, échangeait… Ce qu’on a découvert, c’est que pour qu’une culture devienne un vrai vecteur de valorisation, dans tous les sens du terme, il faut qu’elle convainque le corps. Et pour moi, le numérique a réussi d’une façon étonnante, pas seulement à convaincre, mais à séduire le corps. On lui permet tout. Vous donnez votre identité, votre biométrie… sans jamais questionner.

Pour revenir à la question, l’idée de la libre circulation, de ce village global, existe toujours. C’est l’idéologie du logiciel libre. L’idéologie du libre, c’est trois formes de liberté:liberté d’accès au code, liberté de modifier le code et l’obligation de respecter les deux premières libertés dans toute la chaîne de transmission. Et du coup, on crée un modèle de transmission et d’apprentissage qui va garantir à la fois le respect de la propriété intellectuelle, mais en donnant aussi une forme de responsabilité aux citoyens. Après, c’est le choix qui est le nôtre. Et c’est ça qu’il ne faut pas perdre. Avec les grandes plateformes, on a délégué ce choix, on a accepté consciemment ou inconsciemment de déléguer complètement. Et aujourd’hui, on est en train de se poser la question:est-ce qu’on a bien fait ou pas?

Mais c’est un peu tard…

Oui, mais… les grosses machines du web peuvent disparaître. Elles ne sont pas éternelles et on peut changer les choses. À une époque, la société de services Internet AOL avait des millions et des millions d’utilisateurs. Il n’en reste quasiment rien aujourd’hui. Yahoo!est en voie de disparition, alors qu’elle avait [trois milliards] d’utilisateurs. Ces monuments ne sont pas éternels… IBM n’a plus rien à voir avec ce que c’était. La multinationale Microsoft n’est plus ce qu’elle était il y a cinq ans. Google va peut-être survivre. Facebook, je ne suis pas sûr, et Twitter a toujours été fragile. Le plus «dangereux»c’est Amazon. On l’oublie souvent, mais c’est le plus puissant des géants du web, en fait. Il a toutes les données, il est partout. Mais quand on pense à Amazon, on croit encore que c’est juste une librairie en ligne…