Espace de libertés | Avril 2018

Culture

Spécialiste et auteur de plusieurs ouvrages sur le jazz, Jean-Pol Schroeder voit dans ce style musical un laboratoire privilégié pour repenser la société. Entre liberté et solidarité.


À force d’observer des groupes de jazz sur scène, c’est devenu chez lui une idée fixe. «J’ai toujours été frappé par cet espace de liberté qui est celui de chaque musicien, mais dans une dynamique de solidarité. Cela nécessite à tout moment une communication, une connexion. Quand l’un prend une initiative, il faut que les autres suivent», explique Jean-Pol Schroeder au milieu des murs tapissés de vinyles de la Maison du jazz de Liège dont il est le conservateur. Pour lui, le jazz porte en soi une pensée politique. Son histoire même, inséparable de celle des Afro-Américains, est infusée de combat social. Rien, dans le jazz, ne fut jamais innocent.

Bénéfique improvisation

Polyrythmique, prompt à triturer le son pour aller chercher l’émotion, le jazz bousculait et déconcerte encore. Un des premiers exercices que Jean-Pol Schroeder propose au public qui suit chaque année ses cours d’initiation à l’histoire du jazz consiste à taper trois fois d’une main et, en même temps, deux fois de l’autre. «Sur une dizaine de personnes, huit ou neuf n’y arrivent pas, car cela ne fait pas partie de notre culture», explique-t-il. Fort de son héritage africain, le jazz est par ailleurs entièrement construit sur le principe de l’improvisation, un autre scandale!«Dans les sociétés africaines, la transmission se fait davantage de manière orale tandis que nous avons construit la transmission autour de l’écriture de la musique, ce qui permet de jouer des morceaux presque exactement tels qu’ils ont été joués il y a 300 ans. Au départ d’ailleurs, les musiciens de jazz ne savaient pas lire la musique et on les insultait pour ça.»Or, pour Jean-Pol Schroeder, cette notion d’improvisation aurait beaucoup à nous apporter sur le plan sociopolitique. «Soit on fonctionne avec des règles fixées une fois pour toutes, soit on s’adapte à ce qui se passe sur le moment en s’accordant une certaine liberté. Or, je crois que dans nos sociétés, on reste sur des notions dogmatiques qui ne permettent pas de tenir suffisamment compte à la fois de l’intérêt collectif et de l’intérêt individuel.»Jean-Pol Schroeder rappelle par ailleurs que le jazz a toujours été rejeté par les dictatures au cours de l’histoire.

Liberté et solidarité

Les structures mêmes du jazz nous laisseraient en réalité entrevoir des possibilités inattendues auxquelles nous sommes généralement aveugles. «Dans l’orchestre de Duke Ellington, les musiciens ont chacun des sonorités qui ne sont pas du tout orthodoxes, avec par exemple des grognements. Mais quand on écoute l’ensemble, on obtient un son superbe qui a rarement été égalé!La différence est donc quelque chose qui ne va pas créer le chaos, mais enrichir l’ensemble, ce qu’il n’est pas sans intérêt de rappeler dans un contexte où la peur de l’autre est partout.»Pour Jean-Pol Schroeder, qui dit avoir été profondément influencé par la lecture de La Méthode du philosophe et sociologue Edgar Morin, le jazz est subversif, car il propose une articulation possible entre les intérêts de l’individu et de la collectivité, transcendant les «idéologies ennemies»du XXesiècle:conception capialiste-libérale d’une part, communiste-collectiviste de l’autre.

Ce petit truc indéfinissable

Prendre le jazz comme modèle, c’est aussi faire le pari de la politique comme un système ouvert, dont certaines règles sont encore à découvrir. C’est considérer, comme en physique, que lorsqu’on descend en dessous de l’échelle de l’atome, ces règles peuvent changer du tout au tout. «Prenez le swing. Le swing est quelque chose que les musicologues et les ordinateurs les plus puissants s’échinent à définir depuis très longtemps et malgré tout, on n’arrive pas encore à définir ce petit “truc” qui fait qu’on va avoir envie de bouger. Quand on retranscrit une partition et qu’on la rejoue pour essayer de reproduire le swing, on s’aperçoit que ça ne marche pas parce que l’interprétation se base sur de toutes petites choses, des notes qui viennent un tout petit peu avant ou un tout petit peu après, etc.»Or, c’est cet insaisissable même qui ouvre aussi la possibilité d’une alternative, de concepts dynamiques, d’une imperfection désirable. D’un «moi-je»étrangement réconcilié avec le «nous».