Espace de libertés | Avril 2018

Mai 68 est un trousseau au sein duquel se niche une kyrielle d’analyses, de valeurs, de projections, tant sociales que sociétales. Quel héritage gardons-nous de cette époque particulière? Au moins un: le rapport de force entre autonomie et autorité a définitivement changé.


« Avec le recul des années, les évènements de mai-juin 1968 apparaissent comme une rupture fondamentale dans l’histoire de la société française, matérialisant l’abandon de l’ordre ancien séculaire marqué par le poids de l’autorité, de la famille, de la morale et de la religion, et l’avènement de la société post-moderne. » Ce bref extrait de l’article consacré à Mai 68 sur Wikipédia est sans doute la meilleure façon de commencer un article sur le sujet, parce qu’en une seule phrase, il donne à la fois une lecture pertinente du sens qu’a pris l’événement et, en même temps, il concentre les contresens qui n’ont cessé de fleurir à son sujet.

On peut lire en effet cet épisode de l’histoire contemporaine sous deux angles; le premier en fait une affaire française avant tout, qui a eu des répercussions ailleurs dans le monde; le deuxième angle le voit plutôt comme « l’instanciation » française d’une « révolution culturelle » qui a affecté, au long de la décennie 1965- 1975, la plus grande partie du monde occidental industrialisé. Avec le temps, c’est la deuxième interprétation qui semble s’imposer. Si le Mai 68 français a été particulièrement créatif et explosif, s’il a pu paraître – vu de près – comme l’amorce d’une révolution politique (qui ne s’est pas produite), il ne prend son sens que réinscrit dans le contexte global de l’époque. Celle-là même qui a vu émerger sur une dizaine d’années le flower power, le mouvement américain contre la guerre au Vietnam, les différentes variantes de « mai » (en France, en Italie, en Allemagne, au Japon…) et aussi, ne l’oublions pas, le Printemps de Prague, qui portait l’idée d’une convergence de l’Est et de l’Ouest autour d’un « socialisme à visage humain ».

Quelle lutte des classes?!

Cette prise de distance est rarement opérée dans les textes français traitant de Mai 68 qui le perçoivent comme un événement sui generis, irréductible à autre chose qu’un moment de l’histoire de France. Pour se dégager de cette vision parfois provinciale, on peut s’appuyer sur le célèbre livre (mais jamais traduit en français) de Ronald Inglehart, The Silent Revolution (1). Écrivant quelques années après 1968, l’auteur s’appuie sur des données d’enquête à l’échelle européenne (qui est alors l’Europe des Six) et des États-Unis. Il en sort une thèse qui fait date. Inglehart définit la période comme le résultat de deux déplacements: l’un dans la configuration sociologique de la conflictualité sociale, l’autre dans les thèmes politiques qui arrivent sur le devant de la scène.

La jeunesse étudiante et lycéenne qui descend dans la rue est clairement plus souvent issue des classes moyennes

Le premier aspect concerne bien sûr l’élément saillant de Mai 68: c’est un conflit porté d’abord par la jeunesse scolarisée, qui ne touchera le mouvement ouvrier que dans un second temps, et assez marginalement, sauf en France (2) (ce qui donne cette coloration spécifique au « mai » français). C’est évidemment une rupture avec la forme « canonique » du conflit social dans le capitalisme industriel, où les révoltés sont du côté de la classe ouvrière et les défenseurs de l’ordre social du côté de la bourgeoisie. Or, ce n’est pas le schéma de « mai » puisque la jeunesse étudiante et lycéenne qui descend dans la rue est clairement plus souvent issue des classes moyennes, voire occasionnellement de la bourgeoisie elle-même.

Le deuxième déplacement de la conflictualité se situe du côté des thèmes portés: le refus de l’autorité institutionnelle en tant que telle et la revendication de la « libre disposition de soi », en particulier en matière de liberté sexuelle. Sans oublier le pacifisme, le tiers-mondisme, l’écologie (encore balbutiante), le féminisme, le refus des contraintes du modèle « fordiste » du travail, etc. Dans le langage d’aujourd’hui, on dirait qu’à l’agenda politique, les thématiques sociétales se superposent aux thématiques sociales.

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La maturité de nouvelles quêtes

D’où vient ce double déplacement? Inglehart suggère qu’il est précisément le produit des Trente Glorieuses (toujours en cours à l’époque): ce qui se fait entendre dans la rue, c’est une génération qui arrive progressivement à « maturité politique » et qui a été socialisée dans une période particulièrement prospère et pacifique en comparaison avec toutes les générations précédentes. Précisément parce qu’elle a grandi dans un contexte particulièrement favorable et protégé, cette génération tend à considérer sa sécurité physique et matérielle comme acquise et se projette dans des aspirations d’une autre nature: la liberté et l’autonomie, la quête de sens, l’ouverture au monde…

Il est donc logique que ces aspirations soient portées par la génération qui n’a pas ou peu connu la première moitié, très tourmentée, du vingtième siècle. Et il est aussi logique qu’elle soit portée principalement par ceux, parmi ces jeunes, que leur statut social et leur éducation protègent davantage. Au moment où Ronald Inglehart écrit The silent revolution, il admet d’ailleurs que cette partie de la population, qu’il baptise « post-matérialiste », reste très minoritaire dans la plupart des pays investigués. Cela se verra d’ailleurs, en France, dès juin 1968, où de Gaulle (qui représente tout ce que les révoltés rejetaient) sera largement réélu, avec, notamment, le soutien d’une partie « matérialiste » de la classe ouvrière.

Une suite en perpétuelle évolution

Quelles que soient ses simplifications, ses outrances et ses insuffisances, cette thèse reste probablement un point d’articulation pour comprendre le « basculement » de cette époque (3). Mais quelle est encore la pertinence de cette séquence historique aujourd’hui? On pourrait penser que dans notre société globalisée et connectée, qui a connu successivement le choc pétrolier (1973), le thatchéro-reaganisme (années 1980), la chute du bloc de l’Est (1989-1991), les attentats du 11 septembre 2001 et les guerres qui ont suivi, et enfin la crise financière initiée en 2006-2008, les « traces » du basculement du milieu des années 1960 devraient être devenues indétectables. Or, rien n’est moins sûr.

Pour s’en persuader, il suffirait de comparer, dans n’importe lequel des pays concernés, les thématiques qui, ces dernières années, ont occupé l’agenda politique. On n’en prendra qu’un exemple: il aurait paru, dans les années soixante, grotesque et obscène de vouloir légiférer sur le mariage homosexuel, alors que l’homosexualité elle-même était encore à peine légalement tolérée et certainement moralement réprouvée. De même, la lutte contre le harcèlement sexuel, qui occupe depuis quelques mois notre actualité récente et entraîne la chute d’hommes puissants, aurait été inimaginable il y a cinquante ans.

Changement d’oppositions

On ne reconstruira pas de la solidarité sociale sur un retour à l’autorité et l’hétéronomie «d’avant».

Il y a donc bien, aujourd’hui, dans notre actualité politique, un vaste champ de questions « sociétales » (pour reprendre le vocabulaire proposé plus haut) qui vient concurrencer (et à certains moments supplanter) les questions « sociales » dont la place était autrement prépondérante il y a cinquante ans. Bien sûr, on l’a bien défendu dans ce texte, tout cela n’est pas un produit de « l’événement » Mai 68, mais a maturé tout au long de la période qui l’a suivi. La prospérité des Trente Glorieuses a contribué à redéfinir l’espace de la conflictualité politique des pays occidentaux, en la déplaçant partiellement de l’opposition entre capital et travail vers une opposition entre autorité et autonomie. Bien sûr, la logique systémique du capitalisme s’accommode plus facilement de l’autonomie que de la revendication sociale, ce qui amène tout un courant de pensée –dont une partie se définit à gauche– à voir dans cette évolution une sorte de « ruse de l’histoire ». C’est un point de vue qui a une vraie pertinence (4). Une chose paraît sûre, cependant : on ne reconstruira pas de la solidarité sociale sur un retour à l’autorité et l’hétéronomie «d’avant». Mais c’est une discussion qui dépasserait largement le cadre de cet article.

 


(1) Ronald Inglehart,The Silent Revolution. Changing values and political styles Among Western publics, Princeton University Press, 1977
(2) Et aussi en Italie, mais on ne l’abordera pas ici.
(3) La synthèse ramassée à l’extrême proposée ici ne peut évidemment rendre justice à cette idée bien plus complexe dans son développement.
(4) Voir Walter Benn Michaels, La Diversité contre l’égalité, Paris, Raisons d’agir, 2009, 155 p. Ou de manière moins polémique, Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999, 848 p.