On se souvient de la Sorbonne en ébullition, des pavés, des barricades, des manifs… et des slogans! Une marrée inédite de slogans, dont certains passés à la postérité. Mais pourquoi une telle déferlante de mots balancés comme des cocktails molotov? Une révolution peut-elle faire mouche sans symboles?
Un slogan de Mai 68 affirmait «Les murs ont des oreilles. Vos oreilles ont des murs». Est-ce pour cela que les révoltés de France ont forcé l’écrit plutôt que les cris, le texte avant la parole, les mots savamment condensés, rythmés pour formuler les maux de leur génération?Le printemps parisien a produit des centaines de punchlines, comme pour envahir l’espace public et le champ visuel. Une cinquantaine de slogans-phares sont restés des symboles historiques de l’esprit de Mai. «Pour se souvenir d’événements, on les désigne souvent par des dates, comme Mai 68, par des photos marquantes, mais aussi par des phrases célèbres. C’est ce qui inscrit un fait dans l’histoire jusqu’à en cultiver parfois l’aura légendaire. Les mots ont de la mémoire. C’est le cas avec les slogans de Mai 68 dont la prolifération a porté à croire erronément que ce fut la naissance du slogan», analyse Laurence Rosier, professeure à l’ULB. «Ce ne fut qu’un pic dans son usage, mais certainement sa manifestation la plus riche.»Notre spécialiste de linguistique et d’analyse du discours n’affirme pas que Mai 68 aurait eu moins d’impact sans sa floraison de slogans. En revanche, elle estime que plusieurs facteurs les ont rendus incontournables dans le contexte de cette contestation. «Ils traduisent l’énorme besoin de prise de parole de l’époque, une parole contestataire qui veut s’échapper des murs habituels comme ceux de la Sorbonne et se répandre, envahir les murs de la cité, de la rue, pour que la parole se fige sur la pierre ou sur l’affiche et reste. L’idée est aussi:“on prend la parole, comme on prend la Bastille”. À l’époque, écrire sur les murs est un acte très transgressif, public et destiné à fédérer. À l’image de l’un d’eux, “L’imagination au pouvoir”, les slogans sont des incantations à l’imaginaire commun.»
Chahut petit-bourgeois
Beaucoup sont poétiques et surtout extrêmement utopiques («Prenons nos désirs pour des réalités»;«Vivre sans temps mort et jouir sans entrave»;«Il est interdit d’interdire»…) et célèbrent une aspiration profonde à la liberté tous azimuts d’une «jeunesse étudiante nombreuse dont 90%environ est issue des classes privilégiées, bien éduquée, socialisée, élevée dans une ère de progrès permanent, de croissance économique et d’un réel niveau de confort», comme l’explique Marc Jacquemain, professeur de sociologie à l’ULg. «Pour cette génération, “demain doit être toujours meilleur” et centré sur l’épanouissement, le désir de changer de vie. Chacun veut devenir maître de sa vie et s’exprimer». Bref, être libre.
Globalement, la production massive de slogans sera surtout le fait d’intellectuels, de bourgeois et d’artistes. «Un chahut petit-bourgeois»décoche même le mouvement ouvrier, l’autre aile de la révolte. Mais, même bobo (avant l’heure), la charge politique est loin d’être en reste dans la panoplie des slogans ciblant le pouvoir gaulliste autoritariste en place, les institutions, les partis. «Cours, camarade, le vieux monde est derrière toi», résume une inscription. Et ça tape avec verve!Car, finies les tirades ampoulées. On est dans l’ère du baby-boom, de la société de consommation, des médias télé et radio en pleine ascension et de la pub conquérante aux slogans qui claquent pour vanter des marques.
Mai 68, tantôt par appel d’air du temps, tantôt par cynisme anti-système voire esprit satirique va piller les recettes d’une société de consommation qu’il dénonce. «Les slogans ont en commun avec la publicité ou la com politique leur pouvoir de séduction par les mots. C’est le raccourci-choc d’une idée, le condensé imagé d’une opinion. À l’époque, beaucoup de jeunes gravitaient dans les milieux de la pub et de la com. Un slogan comme «Sous les pavés, la plage»a même un petit parfum Club Med. Le slogan étant un reflet déformé de la société, l’inspiration publicitaire se comprend», estime Laurence Rosier. «Les émeutiers ont utilisé ce qui marche, la modernité de l’époque, voire les armes de l’ennemi. Comme le font les Anonymous et autres hackers aujourd’hui.»
#Mai68
Et ce n’est pas la seule passerelle que notre spécialiste de l’analyse du discours voit entre mai 1968 et mai 2018. «Les réseaux sociaux, c’est un peu la nouvelle rue. Sur Facebook, on écrit d’ailleurs sur les murs les uns des autres. Toute une série de gens ne s’exprimaient pas avant les réseaux sociaux qui ont libéré, pour le pire et le meilleur, leur besoin de s’exprimer. Voire de se mobiliser, comme via la plateforme citoyenne. Les réseaux sont venus à un moment où s’essoufflait la militance. Chacun peut donner son avis, se grouper, se fédérer… exister publiquement.»
À cette nouvelle libération s’ajouterait un autre parallèle côté forme et contenus:«Comme pour les slogans, l’heure est à la brièveté qui est la contrainte utile de la force d’un message. D’où le tweet en 140 signes maximum ou les hashtags qui ont l’essence du slogan, voire sa force de ralliement. De “Nous sommes tous des Juifs allemands” à “#jesuischarlie” on peut voir un continuum. Tout comme des plus violents “CRS SS” à #balancetonporc. De 1968 à aujourd’hui a percolé ce souci du slogan recherché et bien. Qu’ils soient féministes, pour le “mariage pour tous”, contre l’homophobie, contre la répression des migrants, les mouvements sociaux y reviennent. À chaque changement culturel ou question de société prégnante, la formule-choc (peinte sur les murs ou viralisée sur le web) reprend du poil de la bête. À chaque fois que l’on veut descendre dans la rue en fait.»
Mai 68 à Paris en fut un summum. Est-ce à dire que l’avalanche de slogans ne pouvait se produire qu’en France?«Il est vrai que notre voisin avait une forte prédisposition»comme le note Laurence Rosier. «Les slogans de Mai 68 s’inscrivent dans un patrimoine linguistique, une forte mémoire collective française à côté des proverbes et maximes.»D’autre part, la tradition intello-littéraire et le champ lexico-stylistique très riche de la langue française formaient le terreau idéal de la verve contestataire. «Il y a comme une tradition française à hisser des mots, des phrases comme des étendards de combat. Des phrases courtes travaillées par des figures de style pourries d’effets. Les slogans qui ont le mieux marché s’appuyaient sur des tournures pétries de l’esprit français:répétition ou inversion de mots, assonances, paradoxes, détournements, jeux de mots. Des ficelles poétiques et rythmiques que l’on retrouve dans le rap et le slam.»Rien ne se perd, tout se recycle. C’est sûr, les murs de Mai 68 ont eu de l’oreille.