Espace de libertés | Avril 2018

Plus de liens, moins de biens


Dossier

La Baraque: le nom de ce quartier de Louvain-la-Neuve en dit déjà long sur l’esprit qui l’anime. Un quartier aussi bigarré qu’improbable, fruit de la saga louvaniste post-68 et de l’implémentation massive de l’UCL dans cette région. Aujourd’hui, 150 habitants y vivent sous le mode d’habitat léger et collectif. Rencontre.


«Une brique dans le ventre»:un adage bien belge qui ne fait rêver ni Vincent ni Sylvie ni Françoise. C’est que leur nid douillet, ils l’ont choisi tout autre:lové au sein d’une grande prairie arborée, dans des roulottes, des cabanes, chalets, dômes et autres formes architecturales peu usuelles. Particulièrement sur le site universitaire de Louvain-la-Neuve, qui flirte de très près avec une uniformisation massive. Le quartier de La Baraque est avant tout celui de résistants. Ses habitants, qui se surnomment – non sans un sens de l’humour bien balancé – les «Baraquis», sont conscients d’hériter d’une histoire particulière, qui continue à s’écrire avec de nouveaux enjeux contemporains. En 1952, il n’y avait encore que 22 maisons traditionnelles et quelque 77 habitants, dans ce petit hameau campagnard du Brabant wallon. Puis surgit 1968, la crise louvaniste et le tristement célèbre «Walen buiten, walen raten»(les Wallons dehors, les rats wallons). Une période qui voit l’éclosion de l’Université catholique de Louvain (UCL) et des centaines de constructions pousser de terre comme des champignons. L’expropriation est brandie, comme toujours dans ces cas-là. Sauf que certains irréductibles résistent et refusent de quitter leur lieu de vie. Courant des années 1970, quelques étudiants s’installent ensuite dans la prairie du hameau, au sein de roulottes, alors que d’autres réhabilitent les anciennes serres à raisins en logements. Solidaire du projet, l’Unité d’architecture installe dans la foulée des dômes géodésiques, dénommés «les bulles». Aujourd’hui, ces habitats hétéroclites constituent la marque de fabrique de La Baraque.

Zone expérimentale

On s’en doute, ce projet d’hébergements, peu soucieux des normes en vigueur, ne plaît pas à tout le monde. «Mais nous sommes peut-être encore plus gênants aujourd’hui, glisse Françoise Demortier, qui vit là depuis vingt ans avec son fils. Car avant, nous étions loin du centre et aujourd’hui, nous sommes au milieu des autres quartiers de Louvain-la-Neuve. De plus, le prix de l’immobilier dans la région ne cesse d’augmenter, on ne respecte aucune loi au niveau urbanistique ou architectural, ce qui est très embarrassant pour les pouvoirs publics. Nous sommes dans leur chemin!»En 1991, l’existence du hameau s’est quelque peu «officialisée»au travers de la négociation d’un «plan particulier d’aménagement»(PPA) avec l’Université et la commune, en vue d’octroyer un cadre juridique à ce lieu de vie alternatif et d’imposer des normes de sécurité et d’hygiène. Les «Baraquis»qui sont partie prenante de la négociation, restent plus que réticents à toute forme d’injonction administrative et affirment vivre en «zone expérimentale». Ils assument d’ailleurs pleinement toutes les charges nécessaires à cette vie en communauté:depuis l’installation des raccordements à l’eau, l’électricité et le gaz, jusqu’à l’approvisionnement en bois, principal combustible pour le chauffage des habitations, à l’installation de toilettes sèches et autres équipements communs, comme des machines à laver. L’autoconstruction est la règle, une valeur pionnière du quartier. «Je n’y connaissais rien à la base, car je venais de la ville», raconte Sylvie Marié, une employée dans le secteur humanitaire, arrivée dans le quartier il y a 30 ans. «Mais j’ai appris à construire et à réparer ma maison, je suis même devenue ébéniste. Ici, on regorge de talents, il y a toujours quelqu’un qui a le savoir-faire nécessaire pour se débrouiller et aider les autres .»

L’autogestion à 100%

En dehors de cette dimension urbanistique alternative, la Baraque, c’est avant tout un projet de vie. En communauté pour certains. Alors que d’autres vivent en couple ou en famille dans leur propre structure. «Ce n’est pas vraiment une collocation, on s’est finalement adaptés à l’architecture, avec une grande bulle qui constitue notre espace commun et de petites bulles dédiées aux espaces privatifs», explique Vincent Pourcelle, un quadra, ingénieur de formation, qui vit dans le quartier depuis 4 ans. «Le quartier a commencé comme ça», intervient Sylvie. «Vous êtes les derniers survivants de ce modèle collectif.»Sylvie habite seule une roulotte qu’elle a aménagée et «étendue»au fil des ans, avec différents matériaux recyclés, ce qui constitue aussi l’une des caractéristiques de La Baraque. Elle a d’abord été attirée par le site naturel, mais aussi par le mode de fonctionnement du quartier. «C’est le côté nature et un peu boy-scout qui m’a vraiment séduite, mais ça, c’est un peu le stéréotype. Ensuite, il y a la réalité, avec la dimension d’autogestion. J’étais étudiante quand je suis arrivée, et à l’époque, les câbles électriques passaient dans les arbres, il n’y avait pas d’eau courante, on devait aller remplir des bidons, ce qui n’était pas évident en hiver». Histoire quelque peu similaire pour Françoise, qui vit là depuis 20 ans, avec son fils. «À la base, je suis bruxelloise, et il y a vingt ans, je voulais reprendre des études d’assistante sociale. Je suis arrivée ici grâce à une amie et quand j’ai vu les roulottes, cela m’a fait rêver:c’était un bon compromis entre le village et la ville. J’ai acheté ma première roulotte 8 000 francs belges. Ici, les gosses grandissent ensemble. Cela leur apporte beaucoup de débrouillardise, de l’autonomie, de l’ouverture. Il y a tout un village pour s’occuper d’eux!»

La Baraque s’étale en trois sous-quartiers:le jardin, les bulles et le talus, au sein desquels ni pavements ni voitures ne s’immiscent entre les sentiers qui bordent les habitats. En hiver et par temps pluvieux, il faut s’accommoder de la boue. Mais dès les beaux jours, la nature reprend ses droits et les potagers embellissent le paysage. Cependant, cette «enveloppe»naturelle n’est pas le seul attrait du quartier. Certains y arrivent pour des raisons financières, car le logement est devenu inaccessible, ou par idéalisme de vie. «Je ne rêvais pas du tout d’habiter ici. Je suis Français d’origine et je suis venu étudier à l’UCL. Je connaissais le quartier de La Baraque, mais je regardais cela de loin. J’ai d’abord logé dans un autre habitat collectif de Louvain-la-Neuve et je voulais poursuivre sur ce mode communautaire. Je ne vois pas ici le côté nature comme les autres, car je suis un campagnard, à la base. Pour moi, La Baraque, c’est un quartier urbain. Je n’arrive toujours pas à me faire au bruit de la E411!»raconte Vincent Pourcelle. «Par contre, on y retrouve en effet un mode de fonctionnement villageois. On se connaît tous, et même si tout le monde n’est pas ami, il y a une vigilance envers les autres.»

De l’anti-spéculation

Pour les prises de décisions qui ont un impact sur la vie des habitants, le modèle est également celui de la gestion participative. Tout nouveau candidat désireux de rejoindre le hameau doit d’ailleurs se présenter devant les «Baraquis»afin d’exprimer ses motivations et évaluer si celles-ci rejoignent celles des autres. «On ne vient pas ici pour vivre tout seul, en faisant fi des voisins. Ou alors c’est une grosse dérive et ça ne marche pas. Il faut avoir envie d’être en lien avec les autres, sinon, c’est handicapant. On a besoin des forces vives de tout le monde. Même si chacun s’investit de manière différente, avec ses ressources, ses possibilités du moment. Car il y a des tonnes de choses à gérer, que ce soient les espaces verts, les travaux collectifs, convoquer et assister aux réunions, organiser une fête. Et tout se décide en réunion, si elles ne sont pas suivies par les habitants, on ne sait pas prendre de décision», précise Sylvie. Avec quelque 150 habitants, soit trois fois plus qu’en 1991, la prise de décision collective est plus difficile aujourd’hui. Et parfois très lente, ce qui est d’ailleurs revendiqué par certains.

On ne vient pas ici pour vivre tout seul, en faisant fi des voisins. Ou alors c’est une grosse dérive et ça ne marche pas.

Veiller à maintenir cet esprit de gestion collective n’est pas uniquement philosophique, il s’agit aussi d’un choix vital. «L’enjeu est de pérenniser l’expérience de notre habitat. Le terrain est squatté, mais cela se fait en discutant avec le propriétaire, l’UCL, et avec la commune. Il y a plein de squats en Europe qui sont pérennes depuis 20-30 ans, avec des familles. En ce sens, c’est une occupation, mais avec des liens entre les parties:habitants, communes, propriétaires», explique Vincent Wattiez, l’un des habitants du quartier, membre du Réseau brabançon du droit au logement (RBDL) et ardant défenseur de l’habitat léger.Lorsqu’un habitant ou une famille quitte le quartier et souhaite revendre son logement, là encore, la collectivité a son mot à dire. Le but est d’éviter la spéculation, qui entacherait rapidement le fonctionnement actuel. Ici, on n’achète pas son terrain, seulement son habitat, qui est aussi parfois transmis gratuitement. Et lorsque quelqu’un part, le sortant doit annoncer son prix. Un outil d’évaluation a été créé afin de tendre au juste prix, mais il n’est pas obligatoire. «Si quelqu’un pouvait arriver ici en achetant son habitat sans que les autres soient concertés, ce serait la fin des haricots. On souhaite éviter la spéculation, c’est un garde-fou important», précise Vincent Pourcelle. Cela est inscrit dans les statuts de l’ASBL qui gère le quartier et les habitants veillent au grain, car la pression immobilière dans la région est particulièrement forte. Il y a une demande par semaine de personnes qui souhaitent s’installer à La Baraque. Récemment, une habitante a voulu vendre sa roulotte à un prix jugé indécent. Les «Baraquis»lui ont alors demandé de la vendre en dehors du quartier si elle ne voulait pas se conformer au règlement. «L’antidote, c’est que quand une personne part, elle propose quelqu’un à sa place et l’ensemble des habitants du quartier accepte ou pas. Si ce mécanisme lâche, je ne donne pas cher de notre peau d’ici vingt ans. J’ai moins peur d’une armée de flics, que du spéculateur qui sommeille en nous», affirme Vincent Wattiez.

Ici, on n’achète pas son terrain, seulement son habitat, qui est aussi parfois transmis gratuitement.

Le lien, d’abord

«Vivre ensemble»et «faire ensem­ble»sont les maîtres-mots de la philosophie du quartier. «Le lien social, on en bouffe, du matin au soir. Mais en fait, il n’y en a jamais assez. Ici, pas besoin d’organiser de fête des voisins pour se parler. On communique par tous les canaux possibles, jusqu’aux plus fleuris», souligne Vincent Wattiez. «Les gens qui sont ici ont un penchant pour vivre ensemble. Certaines personnes cherchent à vivre dans l’alternatif, en marge, mais ce qui nous lie davantage, c’est cet appel à se rassembler.»Qu’inspirent Mai 68 et sa ribambelle de clichés, du hippie aux expériences de vie communautaire et participative? Vincent Wattiez et les «Baraquis»se méfient de l’image que l’on pourrait donner d’eux, en mode hippie post-soixante-huitards. «Pour moi, cette période est celle de l’insurrectionnel et du questionnement d’un mode de vie qui était celui de nos parents, qui oui, me donne la chair de poule. Mais si La Baraque est issue d’un contexte spécifique de l’époque, et particulièrement du “Walen Buitien”, c’est l’image hilare que l’on veut donner des hippies qui me dérange. Je ne veux pas que l’on soit associés à cela. En fait, la Baraque, c’est un vrai Frankenstein».