Espace de libertés | Avril 2018

« La solution passera par les femmes ». Entretien avec Pascal Picq


Grand entretien

Quel avenir pour l’humanité dans ce monde en mutation? Le paléoanthropologue Pascal Picq analyse notre société, ses innovations techniques et culturelles, sous le prisme d’une évolution très darwinienne. Adaptation contemporaine d’une théorie ancienne, qui part d’un ancêtre commun aux hommes et aux singes, à l’avènement du post-humanisme.


Quel est votre postulat de base?

Lorsque je suis arrivé en paléoanthropologie, on enseignait que l’homme descendait du singe. Je me suis alors demandé:qui sont ces singes?Et cela m’a beaucoup intrigué que l’on puisse maintenir ce qu’on appelle le dualisme:homme/animal, culture/nature, acquis/inné. Dans les années 1980, nous nous sommes aperçus que les grands singes ont des «sociétés»comme les nôtres. Ils possèdent des cultures, ils ont des outils, ils chassent, ils font l’amour face à face. On apprendra plus tard qu’ils ont même des aptitudes à la politique. Donc, d’un seul coup, je me suis aperçu que tout ce qu’on avait dit sur le propre de l’homme n’était pas vrai. À partir de là, j’ai engagé des recherches pour reconstituer nos origines communes, et ça risque de vous surprendre:depuis Charles Darwin, aucun anthropologue ou paléoanthropologue ne s’était intéressé à cette question. Je me suis donc demandé:à partir de quand avons-nous divergé d’avec notre ancêtre commun?Et comment à partir de ce patrimoine partagé, légué par l’évolution, sommes-nous devenus des hommes?

D’une certaine manière, vos livres constituent un plaidoyer pour une forme d’humilité, une critique de l’anthropocentrisme?

En effet, il y a des comportements qui sont absolument incroyables, comme ceux des capucins, des petits singes d’Amérique du Sud, très futés, que l’on peut qualifier de «singes économiques». Ils ont un rapport de taille cerveau-corps qui est équivalent à celui de l’homme, mais en plus petit. Nous partageons une forme de rationalité avec eux. D’une certaine manière, si des espèces différentes ont les mêmes comportements, cela signifie que c’est universel, que c’est profondément ancré dans notre évolution cognitive et sociale.

darwin, gallapagosAux îles Gallapagos, la faune « vierge » de tout métissage a servi de laboratoire à ciel ouvert à Darwin. Photo: © Sandra Evrard

Darwin et Lévi-Strauss sont-ils toujours d’actualité pour comprendre l’évolution du monde?

Plus que jamais!Même si rapprocher ces deux personnages peut surprendre, notamment dans le cadre de la culture française où Darwin ne passe pas très bien. Il a été rejeté, dès le départ, pour des raisons qui sont liées à des convictions religieuses, aujourd’hui complètement dépassées. La culture française est beaucoup plus lamarckienne, avec l’idée que l’homme est l’artisan de son évolution avec ses outils, son intelligence, ses industries, la science, la politique ou les arts évidemment. Tandis que Darwin nous dit:attendez, dans l’évolution il n’y a pas de but, il n’y a que des mécanismes. Et ceux-ci, comme la sélection naturelle, font que vous êtes là ou que vous n’êtes plus là. Cette parenthèse entre ces immenses génies m’intéresse. Tous les deux ont la même approche:sans diversité, biologique ou spécifique (culturelles, linguistiques), nous n’avons pas d’avenir. Le grand message de Claude Lévi-Strauss et de Charles Darwin, ce n’est donc pas l’évolution, comme on l’a trop souvent appris. Au contraire, ils nous disent:le vrai sujet c’est la coévolution. Nous n’aurons pas d’avenir si nous ne sommes pas capables de maintenir ce qui constitue le trésor de l’adaptation:la diversité!

Votre analyse du monde actuel est très puissante, vous épinglez entre autres le risque de perdre notre humanité et les défis qui en découlent.

En 50 ans, nous avons multiplié par 300 notre impact sur la terre. Avec les effondrements de la biodiversité, des cultures, des écosystèmes. Aujourd’hui, les ressources halieutiques, c’est-à-dire celles qui viennent de la mer, sont au bord de l’effondrement. Face à cela, les hyper-progressistes nous disent:on a toujours trouvé des solutions, avec l’aide des nouvelles technologies. C’est ce qu’on appelle le solutionnisme. Mais il y a autre chose:les indices actuels des études en anthropologie ne sont pas bons du tout. L’espérance de vie est en train de régresser dans tous les pays, même les plus développés. Aux États-Unis, l’espérance de vie chute de 10 à 15 ans. En Russie, elle a chuté de 15 à 20 ans. Sans parler du changement démographique. Dans les pays développés du Nord, il n’y a pour l’instant que la France qui maintient encore sa natalité. C’est quand même terrifiant. Le seul continent qui va poursuivre son ascension démographique, c’est l’Afrique. Mais sans que cela s’accompagne de la croissance nécessaire, même si les classes moyennes émergent un petit peu. La population va doubler d’ici 2050 et les infrastructures ne vont pas le supporter. Nous sommes donc face à ces tensions qui vont extrêmement vite.

Avec quelles conséquences?

Quelle sera notre descendance face aux modifications de l’environnement?C’est le cœur de l’évolution. Aujourd’hui, les anthropologues et certains philosophes craignent qu’après 2050 (avec en ligne de mire les 10 milliards d’individus), cela devienne encore plus compliqué. Nous craignons qu’il y ait une chute absolument vertigineuse de la démographie. Comme c’est le cas en Chine actuellement. Tout le modèle des Trente Glorieuses, du progrès, était basé sur quoi?Sur l’idée qu’il y avait une génération qui travaillait et faisait plus d’enfants. C’était la croissance. On avait une pyramide des âges qui s’ouvrait vers les générations suivantes. Et cette pyramide est complètement inversée. Les Chinois, comme les Japonais, sont déjà confrontés à ces questions liées au vieillissement. Pour des raisons anthropologiques archaïques, on préfère les garçons aux petites filles et il y a d’ores et déjà 40 à 50 millions de jeunes hommes en Chine, pays de l’enfant unique, avec trois générations en dessous d’eux qui ne trouvent pas de femmes. Et cela s’est fait en 50 ans!Nous avons aujourd’hui beaucoup de discussions ou d’alertes sur le réchauffement climatique et la biodiversité. Et c’est normal. Alors que la question anthropologique et démographique n’est toujours abordée que sur les aspects quantitatifs et non pas qualitatifs.

transhumanisme, robot, futurQuelle influence auront les robots sur l’évolution de nos sociétés? Photo: © Ri ix/Imaginechina/AFP

Peut-être parce que la question démographique mobilise un certain nombre de craintes ou de fantasmes politiques? Parce que cela a trait à l’intimité de l’homme et de la femme?

On s’aperçoit que dans l’histoire de l’humanité, les politiques natalistes, grosso modo depuis deux siècles, n’ont jamais très bien fonctionné. Comment les hommes et les femmes décident-ils de faire ou non des enfants?Cela n’est pas écrit sur le papier. C’est peut-être lié à leur intime conviction, pas forcément explicitement clarifiée… L’un des éléments essentiels de la solution passera par les femmes. Et c’est très clair. Plus les jeunes femmes sont éduquées, plus leurs enfants le seront. C’est ce qu’on appelle les strategicasdans les théories de l’évolution. C’est un investissement très qualitatif. Et je suis désolé messieurs, mais il faut bien comprendre que le niveau d’études et de réussite des enfants est beaucoup plus corrélé au diplôme et au travail de la mère qu’à celui du père, aussi brillant soit-il. Et donc, on sait très bien que ça passera absolument par cette révolution. Et nous constatons actuellement dans le monde entier une révolte des femmes. C’est très clair et c’est une excellente nouvelle!Donc messieurs, je crois qu’il va falloir que nous évoluions, pour l’évolution de l’espèce. Et assez rapidement.

Plus les jeunes femmes sont éduquées, plus leurs enfants le seront.

Est-ce que le transhumanisme constitue une réponse à l’ensemble des défis que vous présentez?

On est peut-être déjà entré dans le transhumanisme sans le savoir. Les nouvelles technologies ont déjà bousculé de manière considérable nos modes de vie. Vous vous souvenez du monde avant le smartphone?L’accélération est extraordinaire. Il y a exactement 10 ans, Steve Jobs, qui n’est plus de ce monde, est arrivé sur une scène, a sorti un iPhone et il a dit:I’m going to change the world. Il n’a jamais dit comment ça allait changer. Huit ans après cet évènement, on parle d’ubérisation de la société. Regardez comment les aspects de notre vie sociale ont évolué, la façon dont on se documente, la modification des modes de production, les intermédiations nouvelles dans tous les domaines. Même pour les journalistes, ce qu’on appelle les fake news, cela pose une réelle difficulté et l’enseignement est en train d’évoluer également. Mais est-ce que c’est lié à une injonction supérieure?Non, nous sommes dans un monde darwinien. Le monde des Trente Glorieuses était inscrit dans la logique du progrès. Ça a très bien marché. Aujourd’hui, nous ne sommes plus dans cette logique-là. Il y a exactement neuf ans, un groupe de jeunes participe à un hackathon (1) et  imagine une messagerie de 140 caractères:ce sera Twitter. Franchement, est-ce que vous croyez qu’une messagerie de 140 caractères à envoyer à ses amis correspond à un besoin fondamental de l’humanité?Non, mais cela peut changer le monde. Cela s’appelle la contingence:si la nouveauté est adoptée, cela peut changer les choses et si ce n’est pas le cas, ce n’est pas grave. C’est de la sélection naturelle. Et là, nous sommes vraiment au cœur des théories darwiniennes.

Comment inventer une politique dans une société que l’on pourrait qualifier de post-humaniste, dans laquelle il y a effectivement des mécanismes, mais sans véritable but?

Vous dites que la société est toujours en avance sur la politique. Comment, face à cette évolution darwinienne que vous décrivez, la politique peut-elle s’adapter et jouer son rôle?

C’est un vrai défi, parce qu’en effet nous avons été nourris depuis la Révolution française par cette idée que les hommes vont prendre leur devenir en main. Mais le changement, c’est très compliqué. Personne ne vous oblige à utiliser telle ou telle application, mais quand vous le faites, vous changez ce monde. On est vraiment dans ce monde de variation, de sélection, qui est celui de l’évolution. Mais cela n’a pas de but!Donc, à partir de là, comment inventer une politique dans une société que l’on pourrait qualifier de post-humaniste, dans laquelle il y a effectivement des mécanismes, mais sans véritable but?

 


(1) Rassemblement de développeurs qui font de la programmation collaborative intensive pendant plusieurs jours, NDLR.