Une véritable révolution, Mai 68? Ou une révolte de fils à papa, étudiants émancipés des beaux quartiers parigots? Et qu’en reste-t-il? Autant de questions que Jean-Yves Pranchère, chargé de cours en théorie politique à la faculté de Philosophie et Sciences sociales de l’ULB, analyse en les posant en miroir face aux problématiques contemporaines.
Mai 68, était-ce une révolution bourgeoise faite par des étudiants fils à papa ou bien sa base populaire était-elle solide?
Déjà, y a-t-il eu révolution?Il y a eu en tout cas des progrès considérables. Raymond Aron avait écrit en réaction à Mai 68 La Révolution introuvableparce qu’effectivement, après mai, on n’est pas sorti du capitalisme, on n’est pas entré dans une nouvelle société… Par contre, que Mai 68 ait eu une base populaire, je n’en doute pas. Le livre récent de Ludivine Bantigny, 1968. De grands soirs en petits matins, retrace cette dimension populaire, ouvrière, toute cette tradition de grève qu’il y a eu au cours de l’année 1968 et qui explique que la révolte étudiante a pu être le catalyseur et le déclencheur d’une grève gigantesque qui a paralysé la France tout un mois. Mai 68 est un mouvement très hétéroclite. L’impact de la dimension féministe a été considérable alors même que nombre d’ouvriers ou d’étudiants révoltés ne brillaient pas particulièrement par leur féminisme.
Que reste-t-il de Mai 68, du coup? Certes, Cohn-Bendit a conservé ses valeurs, mais beaucoup d’anciens soixante-huitards se sont très bien adaptés à l’économie de marché. À l’inverse, on a eu l’épisode victorieux des «Zadistes» opposés à la construction de l’aéroport de Notre-Dame des Landes, près de Nantes…
Ce qui, au fil du temps, a disparu, ce sont les illusions révolutionnaires. La vague néolibérale les a emportées, alors que les accords de Grenelle constituaient pourtant une fantastique consolidation de l’État social. Cependant, on se rend compte que l’État social a été poussé assez loin et n’est pas si facile à démanteler dans les esprits;l’un des acquis est donc le sentiment anti-oligarchique. En outre, le libéralisme économique fait l’objet d’une adhésion bien plus méfiante qu’il y a vingt ans. Les dégâts du néolibéralisme ne cessent de faire grandir la demande de résistance. La question de l’héritage de Mai 68 se pose à chaque génération:quelle part d’héritage reprendre ou faire fructifier;y compris des pans en déshérence.
Auxquels pensez-vous?
Au retour dans certains secteurs de la gauche radicale d’un discours autogestionnaire, d’un socialisme libertaire, de la contestation de la séparation entre travail intellectuel et travail manuel – je renvoie au livre récent de Manuel Cervera-Marzal, Pour un suicide des intellectuels. De plus, le discours anticapitaliste est beaucoup plus fort et audible depuis la crise de 2008, qu’il ne l’était dans les années 1990. La montée de la précarisation va sans doute être beaucoup plus sensible encore lorsqu’on arrivera à des générations qui ne bénéficieront plus des acquis parentaux, contrairement aux générations actuelles qui profitent encore de l’héritage parental issu de Mai 68. Ce que relève Louis Chauvel dans La Spirale du déclassement, c’est qu’il y a eu longtemps une dynamique plus égalitaire;des mécanismes de l’État social ont joué, les gens ont pu accéder à la propriété. Aujourd’hui, on observe que beaucoup de jeunes, d’un point de vue chiffré, ne vont pas trop mal, mais en fait dépendent des acquis parentaux. On ne mesurait pas cette dégradation dans les années 1970-1980, ce pourquoi d’ailleurs le capitalisme a fait l’objet d’un consensus si fort dans les années 1980-1990.
Un salaire ne suffit plus, quand on a la chance d’en avoir un…
Cela amène un discours radical, comme on en a vu au moment de Nuit debout, qui fut peut-être tout autant, voire plus utopique que Mai 68, dans la mesure où on ne voit pas quels sont les moyens de la radicalité:en 1968, il y avait des syndicats puissants, capables de paralyser un pays. Nuit debout, c’était un peu «Cause toujours».
Nuit debout – tout autant, voire plus utopique que Mai 68-, c’était un peu «Cause toujours».
Que connaît cette génération de Mai 68?
Peu de choses. Ce qu’on retrouve dans cette génération, ce sont plutôt des situations de crises qui produisent des affects, des éthos ou des imaginaires qui peuvent par certains côtés rappeler Mai 68. S’il y a un lien direct avec Mai 68, il serait à chercher dans le fait que dans la foulée du mouvement se sont quand même consolidées des évidences démocratiques, égalitaires, antiautoritaires. Dans la mesure où actuellement ces évidences, ces acquis sont attaqués de façon de plus en plus profonde par la vague néolibérale, certains affects soixante-huitards peuvent s’en trouver réactivés. Mais cela ne concerne que certains secteurs de l’opinion;on s’aperçoit que les affects les plus dominants sont ceux qui penchent du côté de l’extrême droite, du nationalisme.
En Belgique francophone, on assiste plutôt à la montée de l’extrême gauche. Et il y a Mélenchon en France.
On a les deux phénomènes, ce qui n’est pas surprenant dans la mesure où le néolibéralisme induit une nouvelle polarisation sociale. La dynamique des années 1970-1980 a été une diminution de cette polarisation, les différences gauche-droite s’estompant. Maintenant la gauche et la droite classiques sont en train de fusionner comme on le voit en France, constituant alors une partie du mouvement politique et n’occupant plus tout l’espace, laissant la place aux extrêmes. Ce qui n’est pas sans danger:en 1968, la démocratie sociale et libertaire était offensive, expansive;aujourd’hui, elle est en position défensive. En mai 1968, l’extrême droite française connaissait sans doute le plus fort repli de son histoire.
Pour décrire ces 50 années, pourrait-on parler d’un mouvement sinusoïdal?
Absolument. Par contre, quelque chose de 68 ne s’est jamais perdu:les luttes micropolitiques, contre les rapports de domination qui peuvent s’installer dans des rapports sociaux qui ne sont pas directement politiques ou économiques. Si certaines ont été abandonnées – les conditions des prisons – en revanche, les luttes féministes continuent à remporter beaucoup de victoires. À bien des égards, #Metoo est l’exemple type de la révolte, de la libération de la parole contre les violences qui vont de soi, ce qui était le propre de Mai 68. Il est cocasse de constater que ce sont parfois d’anciens soixante-huitards ou des militantes féministes comme Anne Morelli qui répètent les discours d’effroi devant Mai 68:«Mais on s’en prend à l’enseignement», «on détruit les familles», «c’est la fin de la séduction», «mais que fait la police?». Phénomène classique chanté par Jacques Brel!