Cinquante ans après le début de la libération sexuelle, quel regard porter sur notre intimité? Depuis le fameux slogan « Vivre sans temps mort, jouir sans entrave », sommes-nous liébéré.e.s de tous tabous et obligations? Et qu’est devenu notre rapport au corps?
Mai 68?Époque charnière. Il y a désormais un avant et un après. Même si ce moment de fracture dans un système ronronnant de l’histoire n’a pas laissé toutes les traces et tous les avantages obtenus ou espérés. Avant tout mouvement de revendication pour la liberté de pensées, contre le consumérisme, contre les codes et les dogmes, pour la libération sexuelle, contre les forces de l’autorité, Mai 68 a généré non pas un, mais plusieurs mouvements, qui se sont finalement rassemblés pour crier leur colère, leur soif d’un autre monde, sans carcan, sans contrainte et libre. À Paris, étudiants et universitaires réunis dans les amphithéâtres, assistent à des meetings, clament leur revendications, dénoncent le système, issus majoritairement du milieu bourgeois, protégé, partageant les mêmes origines et aisances sociales, financières, leurs perspectives professionnelles semblables et surtout morales. Puis descendent dans la rue. À côté éclatent grèves et insubordination des mouvements ouvriers. Les choses explosent partout, en provinces, en Belgique, en Allemagne, aux États-Unis…
Les slogans ont fait partie des défilés, écrits sur les murs, clamés en rythme à tout vent, relayés dans la presse. «Vivre sans temps mort!»Avoir du travail, des loisirs, utiliser toutes les minutes de la vie sans rien perdre, pour s’amuser, dévorer les heures, bouger, sortir, entre copains, rentrer à pas d’heure, être au lit juste pour dormir ou faire l’amour, ne jamais s’ennuyer, boire, fumer, aller au cinéma, faire la fête, et flirter, coucher, aimer en toute liberté.
Mon corps à moi, mais…
Mai 68 revendiquait la libération. De toutes les craintes et de toutes les obligations. Une autre manière de vivre, mieux, loin des chaînes symboliques et des paraîtres de classe. Création et revendication d’une jeunesse qui s’installe et s’affirme en tant que telle.
La pilule libère les comportements sexuels. Jeunes filles et femmes peuvent – enfin – faire l’amour librement, sans crainte et jusqu’à l’orgasme. Plus de coït interrompu, de relation stressée, pourrie par la hantise d’une grossesse, fini le risque d’être enceinte («Un enfant si je veux, quand je veux»en découle). Jouir enfin. Aussi souvent qu’on en a envie. Et avec qui l’on veut. «Mon corps m’appartient.»
Pourtant, alors qu’un homme est un Don Juan ou un dragueur, aujourd’hui encore, une femme qui a – eu – plusieurs partenaires reste une salope. De plus, ce qui était au départ un souhait équitable et attendu, est devenu pour certains une finalité exacerbée. Pratiquer une sexualité libérée n’est plus seulement une envie ou un besoin, c’est devenu un but. Avoir des expériences sexuelles, ne plus être vierge, multiplier les partenaires, avoir un orgasme deviennent des obligations. Surtout ne plus paraître «coincé»dans sa sexualité et dans sa bourgeoisie. Avoir un orgasme prouve les capacités du partenaire. Peu importe la tendresse, les préliminaires, les affects, il faut jouir, n’importe quand et dans toutes les conditions, preuve que la relation sexuelle était intéressante. Sexe et amour sont dissociés.
Jouir sans contrainte, c’est libérer le corps des corsetières, des gaines et, dans la même voie, des soutiens-gorge. Les poitrines libres aux seins nus vont se multiplier avec le mouvement hippie qui a essayé notamment d’autres manières de vivre sa vie et sa sexualité, en couple, en communauté, amour libre, sans les entraves du mariage rejeté comme une contrainte bourgeoise. En essayant de recréer une manière de vivre où le corps libre s’épanouit, sans frein, où les sentiments et les désirs trouvent une réponse hors les normes codifiées. Où le travail répétitif, enfermé, dans les villes, les industries, les bureaux ou l’entreprise est considéré comme une contrainte capitaliste, entrave à l’épanouissement, où la nature, les fleurs, l’eau, la nourriture, la musique et le partage sont au premier plan. Bientôt accompagnés, revers des libertés décidées, de prise de psychotropes, de cocktails divers, de moyens qui devaient aider à se libérer et à fuir les contraintes, physiques, familiales, sociales ou affectives.
Les années sida
Mais les entraves ne se larguent pas aussi facilement. Dans les années 1980, le sida a stoppé net cette liberté sexuelle. Comme si elle était asociale et amorale, comme si refuser d’être sous contrôle, d’observer des contraintes, de se sacrifier dans ses relations, trouver le plaisir, ou revendiquer l’orgasme étaient choses inacceptables, immorales, indignes d’un être humain. Aux États-Unis, la stigmatisation des trois H s’installe dès l’apparition du sida, maladie des homosexuels (immoraux, décadents et déviants), des héroïnomanes (sans volonté, déviants sociaux), des Haïtiens (des noirs rapidement confondus avec cette population qui dérange l’establishmentblanc et qui ont obtenu les droits civiques). Les croyances diverses sont réapparues, sentencieuses. Sida, punition divine (!) contre la luxure, la dépravation et la décadence sexuelles. Ce qui stoppa violemment cette liberté sexuelle acquise. Sexe libre, péché!Partenaires multiples, péché!À côté de cela, les scientifiques ont pris du temps pour trouver un frein à ce virus monstrueux. Se protéger, par l’abstinence, dixit l’Église. Avec une capote, dit la médecine. Or, depuis, MST et IST ne font qu’augmenter. La capote:question de culture et de prix!Illusion de sécurité. D’un autre côté, les réappropriations du corps et de la sexualité des femmes reviennent en force, sous de nouvelles formes parfois. Serment de virginité/alliance entre père et fille. Des jeunes vivent à nouveau des relations sexuelles frustrantes, cumulant dans un même rapport pilule, préservatif masculin et coït interrompu, non par hygiène ou respect, mais par peur d’une grossesse.
Informer, encore et toujours
La désinformation fait circuler des idées d’une autre époque, par exemple celle qu’il n’y a aucun risque au premier rapport. D’autres, inquiétantes, du style:«Si on oublie sa pilule, il suffit d’en prendre plusieurs plus tard»ou «une fellation, c’est rien, c’est pas du sexe». Certaines partagent leur plaquette avec les copines ou leur partenaire. Les jeunes savent tout donc pas besoin de leur apprendre la sexualité et ses détails. Or ils savent tout, ou peu, mais aussi n’importe quoi. Information sur Internet légitimée par le fait d’être à l’écran, pornographie et porno-chic à vue dès le plus jeune âge, grossesses précoces à 15 ans comme stratégie de couple, culture du viol, harcèlement et violences sexuelles institutionnalisées, homophobie, MGF, remise en cause du droit à l’avortement, confusion entre femme libérée et choix du consentement démontrent non seulement à quel point jouir sans entrave est compliqué, mais aussi combien l’information est indispensable, qu’il faut rester attentif et préserver cette liberté sexuelle au quotidien.