Il est de bon ton de se revendiquer d’anciennes identités pour mieux s’affirmer. Mais l’on prête un peu vite aux sociétés passées des prétentions identitaires qu’elles n’avaient pas. En tout cas, pas telles que nous les imaginons.
Au printemps dernier, la presse mondiale a repris à l’unisson une information « extraordinaire » délivrée par le ministère des Antiquités égyptiennes : une ville de plus de 3 000 ans venait d’être exhumée près de Louxor. Le très médiatique archéologue Zahi Hawass en fit aussitôt la « cité perdue » la plus grande de l’Égypte ancienne. En réalité, cette découverte avait été répertoriée dès les années 1930 par une équipe d’égyptologues français. Cet épisode a renvoyé à une pratique bien connue : régulièrement, l’Égypte s’octroie la primeur de découvertes en réalité déjà anciennes, stockées depuis des décennies dans son grenier aux antiquités. La communication tonitruante qui accompagne ce tour de passe-passe vise à réactiver le tourisme, mais aussi à flatter la fierté de la population égyptienne. Ce n’est pas un hasard si la prétendue « cité perdue » (ré-)exhumée en avril dernier a été baptisée « Aton » en référence à Akhenaton, l’un des plus grands pharaons que l’Égypte ait connus.
« Aux Proche et Moyen-Orient, l’histoire n’est jamais neutre », rappellent les archéologues occidentaux, qui s’abstiennent de commenter ouvertement ce truisme, les autorisations de fouilles que délivrent les autorités dépendant de leur discrétion. C’est vrai en Égypte, en Jordanie, en Irak ou en Israël. Ainsi, la découverte récente, près de Jérusalem, d’une inscription vieille de 3 100 ans pouvant être lue comme Jerubbaal ou Yerubaal a débouché sur plusieurs pistes. L’une veut que cette inscription constitue un chaînon manquant dans l’évolution de l’alphabet à une époque où celle-ci a disparu. L’autre, plus « politique », laisse entendre que ce Jerubbaal pourrait être le juge biblique Gédéon de l’Ancien Testament, ce qui accréditerait l’idée que des israélites vivaient déjà sur ce coin de terre il y a trois millénaires et des poussières. Inutile d’ajouter le poids que pourrait acquérir une telle interprétation dans le contexte politique régional.
Des exemples comme ceux-là foisonnent dans l’histoire. Ils plaident pour la perpétuation d’identités propres, solides, qui auraient traversé les temps. Celles-ci seraient synonymes de longévité, de grandeur, de culture, d’ancrage à la terre. Bref, de légitimité pour qui s’en revendique.
Stigmatiser l’Autre
Mais de quelles identités parle-t-on ? Il faudrait être naïf pour imaginer qu’elles correspondent à une homogénéité génétique. Les migrations, le commerce ou les guerres ont conduit à d’incessants brassages de population dès la plus haute antiquité. L’idéal de pureté raciale porté par le national-socialisme fut aussi stupide qu’assassin.
Aujourd’hui, nous savons que le génome d’Homo sapiens contient une petite part de Neandertal, cette « autre humanité » disparue il y a environ trente mille ans. Autant dire que la valse des ADN a commencé tôt et qu’elle s’est accélérée au fil des échanges entretenus par les différentes sociétés nées au cours des dix ou douze derniers millénaires. Et pourtant, celles-ci ont pour la plupart revendiqué une identité propre, donnant plus tard pas mal de fil à retordre aux historiens.
« La question de l’identité était très populaire en archéologie dans les années 1990, explique Jan Driessen, le directeur de l’École belge d’Athènes. Mais aujourd’hui, nous nous sommes rendu compte qu’il s’agit toujours de constructions artificielles qui aidaient à l’intégration politique principalement. Stigmatiser “l’Autre” revenait à renforcer la cohésion sociale interne. Des critères d’appartenance ont été développés par toutes les sociétés. À l’intérieur d’un groupe, il y avait classiquement des règles de passage, telles que les rites d’initiation. »
Le « groupe » ou le « peuple » comme lien d’appartenance et d’identité, le concept n’a rien de bien neuf. Mais que représentait-il chez ceux qui l’ont élaboré à l’origine ? « La définition d’un ethnos par son passé, raconté aussi bien dans des mythes que dans des histoires, apparaît dès Hérodote », écrit l’historienne Anca Dan1. « Devant Alexandre de Macédoine, envoyé pour chercher la paix après le retour de Xerxès en Asie, les Athéniens répondent aux Spartiates qu’ils ne pourraient trahir leur patrie […] ni l’ethnos grec… d’un même sang, parlant la même langue, ayant les mêmes temples et sacrifices pour les dieux, les mêmes mœurs… » En réalité, poursuit Anca Dan, cette communauté de sang est « imaginée ». « Elle est de nature narrative donc fluide […]. Elle ne doit pas être comprise au sens biologique : c’est la raison pour laquelle les recherches génétiques ne peuvent être déterminantes dans l’étude d’un peuple, mais seulement dans la mise en avant des degrés de consanguinité, de la diffusion des maladies ou des liens avec un milieu naturel. »
Dans l’Antiquité grecque, la communauté de sang est donc « imaginée ». Conceptualisée. C’est une identité fabriquée. N’en déplaise aux hurluberlus en vogue sur les réseaux sociaux et autres groupuscules nostalgiques du nazisme qui voient dans le « sang » et ses liens un alpha civilisationnel.
« Ethno-différentialisme »
Et pourtant, des partis et des mouvements essentiellement situés à l’extrême droite de l’échiquier politique continuent à croître et embellir sur le terreau fertile de l’identitaire. Chacun le met à sa sauce. Ainsi, en France, « l’ensemble des mouvements identitaires cherche à promouvoir une identité française, inscrite dans un héritage européen, en postulant une filiation directe – et ininterrompue – avec les Indo-Européens définis en tant que peuple historique porteur d’un schéma d’organisations sociales, de valeurs culturelles et de mythes qui constituent “la plus longue mémoire” de la civilisation européenne », explique le politologue français Jean-Yves Camus2. Cet « ethno-différentialisme » est au cœur d’une mouvance identitaire pour qui « chaque peuple, chaque culture, ne peut s’épanouir que sur son territoire d’origine ».
Selon ce schéma, à l’« identité islamique » correspondrait une identité de territoire. Chacun est prié de prier chez soi… L’ethno-différentialisme des identitaires français dénie par extension au musulman le droit de devenir citoyen, sans trop s’inquiéter du fait que le royaume, puis la République, partagent depuis des siècles avec ses ancêtres un destin commun – fait de guerres, de colonialisme, de commerce, de migrations, de mariages, etc.
À côté de ces dogmatiques, des opportunistes bon teint rebattent volontiers à leur profit le vieux fonds de commerce des identités nationales fantasmées. On pense évidemment aux populistes qui se sont succédé depuis trente ans dans différents pays européens. À Salvini, à Fortuyn ou à Haider pour ne citer qu’eux. On pense aussi à Bart De Wever, qui, récemment, s’est trouvé une affection pour l’idéal « grand-néerlandais » prônant le mariage « bourguignon » des Pays-Bas et de la Flandre. On pense surtout au Hongrois Viktor Orbán, qui poursuit son entreprise de rapt national sans coup férir. À chaque coup de sang de l’opinion, il ressort la même vieille rengaine : l’identité magyare a été foulée au pied par le traité de Trianon de 1920, qui a dépecé le prestigieux empire austro-hongrois. Depuis, les preux descendants d’Attila sont à la merci des puissants. Hier, l’URSS. Aujourd’hui, « Bruxelles ». Lui, Viktor Orbán, constitue à l’entendre le seul rempart capable de protéger « son » peuple. Chaque affrontement avec la Commission européenne – sur les Roms, les LGBTQI+, la justice, etc. – est l’occasion de le ressasser.
Sans atteindre ces extrémités, nous sommes tous à un moment ou l’autre les héritiers d’une série d’identités anciennes, plus ou moins fantasmées. Elles ont été dopées par les romans nationaux qui ont sous-tendu la création des États-nations au xixe siècle : c’est la Belgique de Charlier Jambe-de-bois, la France de Vercingétorix, l’Amérique des pionniers. Aujourd’hui, d’autres identités apparaissent. Elles sont liées au genre, à la religion, à l’ethnicité. Mais toujours, il s’agit de se distinguer, de s’arracher à un anonymat biologique commun pour faire valoir une singularité. Pour exister.
1 « Les concepts en sciences de l’Antiquité : mode d’emploi », dans Dialogues d’histoire ancienne, 2016, pp. 273-352.
2 Jean-Yves Camus, « Le mouvement identitaire ou la construction d’un mythe des origines européennes », mis en ligne sur www.jean-jaures.org, 1er mai 2018.