Le mouvement « woke », né dans l’antiracisme nord-américain il y a trois siècles, touche en fait la planète entière, dans la foulée du mouvement #MeToo et des récentes mobilisations à la suite de l’affaire George Floyd. Comment des combats contre les violences faites aux femmes et contre les violences policières envers les Afro-Américains peuvent-ils aboutir à du « racisme à l’envers » ?
Le professeur Bret Weinstein enseigne à l’Université d’Evergreen aux États-Unis. Ou plutôt, il y enseignait. « Tant qu’on n’affronte pas la gauche woke, on ignore combien elle est dangereuse », explique-t-il. L’universitaire a dû démissionner de l’université pour avoir osé s’opposer à une journée « anti-Blancs » organisée par des étudiants militants de la gauche racialiste. Il avait osé affirmer que l’on fabriquait ainsi du racisme à rebours, au lieu d’affirmer que chaque individu a les mêmes droits et les mêmes devoirs, la conception universaliste née des Lumières.
Il faut se plonger dans l’histoire du mouvement antiraciste pour le comprendre. Les historiens expliquent que si l’antiracisme est très ancien, l’antiracisme militant, lorsque des gens décident de mener une action pour combattre le préjugé de « race », remonte aux années 1920, dans le sillage de l’affaire Dreyfus. Le militantisme antiraciste est structuré par la lutte contre nazisme et fascisme. Les associations partagent le même paradigme, que l’on qualifierait aujourd’hui d’« universaliste » : la volonté de lutter contre tous les racismes, en intégrant tout le monde. C’est toujours la tonalité des combats autour de Mai 68, et même SOS Racisme, né dans les années 1980, conserve le même unanimisme, même s’il lutte en particulier contre le racisme envers les migrants.
Cause commune ou particulière ?
La mobilisation actuelle adopte, elle, une grille de lecture différente, dite « racialisante », avec un militantisme que l’on qualifie de « décolonial ». « Des collectifs dénoncent une société qu’ils estiment être intrinsèquement porteuse du racisme. Leur lutte est particulariste ou catégorielle, et certains ne sont pas habilités à porter cette parole. En définissant des “alliés”, on sort du combat historique pour l’émancipation générale. On s’éloigne de l’idée de cause commune », explique l’historien Emmanuel Debono dans un entretien au Monde. Pour l’expert, les causes de l’émergence de ce militantisme radical sont à trouver dans la montée du Front national ou dans le sentiment de blocage des quartiers populaires qui ne voyaient pas leur sort s’améliorer… « Il y a un moment où la frustration et le fait de constater que les discriminations demeurent un problème au quotidien dans la société deviennent insupportables. Et cela l’est d’autant plus lorsque la République tend à se gargariser avec des discours en faveur de l’égalité. Certains penseurs décoloniaux moquent l’universalisme : un fétiche qui sert à se donner bonne conscience pour ne pas agir. »
Dans ce cadre, les associations traditionnelles de lutte contre le racisme sont accusées d’être restées prisonnières de leur lutte contre le fascisme et de mener un combat institutionnel, proche des autorités. « On les décrit parfois comme les défenseurs d’un “antiracisme moral”, manière de dire qu’ils ne saisissent que l’écume du problème », explique Debono.
Ce combat s’est encore radicalisé depuis la mort de George Floyd, un Afro-Américain de 46 ans asphyxié par un policier blanc le 25 mai 2020. En quelques jours, « Black Lives Matter » est devenu un slogan universel, amplifié par les réseaux sociaux, un moyen peu pratiqué par les associations traditionnelles adeptes des grands meetings, des affiches, des tracts. Ces militants plus radicaux estiment le racisme institutionnalisé, dans les habitudes, dans les structures, dans le système. « On ne le voit même plus et la population blanche ignore qu’elle discrimine. Elle dispose d’un “privilège”, en vertu d’une identité, forcément définie comme dominante », poursuit l’historien.
Le moteur d’un racisme anti-blanc
C’est là que réside le « saut » logique. Même si les discriminations frappent manifestement selon un critère basé sur des préjugés raciaux (le « délit de sale gueule »), faire sien un principe « racial » dans le combat antiraciste radicalise les positions. Car il est vite instrumentalisé, notamment par l’extrême droite, qui peut brandir le « racisme anti-blanc ». Elle entre surtout en percussion avec la conception traditionnelle de la lutte contre le racisme qui se veut un rassemblement et une réconciliation sociétale.
Si les excès même de certaines « racialisations » sont mis en évidence, le mécanisme s’étend au-delà de la couleur de peau pour toucher toutes les catégories d’êtres humains qui ont à souffrir de discriminations liées à un modèle social dominant. C’est aussi le cas du genre : après Les excès mêmes de certaines « racialisations » et catégorisations genrées sont aussi mis en évidence.
Après que les dossiers de harcèlement sexuel se multiplièrent à Hollywood, déclenchant le mouvement MeToo et une libération de la parole, il y eut par exemple un collectif de cent femmes argumentant pour un « droit à la drague, même maladroite » : « Nous défendons une liberté d’importuner, indispensable à la liberté sexuelle ». La tribune publiée dans Le Monde clame que « la drague insistante ou maladroite n’est pas un délit, ni la galanterie une agression machiste » et soutient les hommes « sanctionnés dans l’exercice de leur métier, contraints à la démission, alors qu’ils n’ont eu pour seul tort que d’avoir touché un genou, tenté de voler un baiser, parlé de choses “intimes” lors d’un dîner professionnel ou d’avoir envoyé des messages à connotation sexuelle à une femme chez qui l’attirance n’était pas réciproque ». L’historienne Anne Morelli, professeure à l’ULB, figure bien connue du féminisme en Belgique francophone, affirme au contraire que « le libertinage est un droit que nous avons acquis durement, et aujourd’hui, on nous dit qu’il faudrait signer, qu’il faudrait écrire, qu’il faudrait mettre par écrit son accord si on a des relations sexuelles. Mais alors, ça s’appelle le mariage, et le mariage, depuis cinquante ans, je lutte contre lui parce que c’est une manifestation patriarcale. Je pense que là on a atteint un point de non-retour dans les recommandations qui sont faites à tous les instants pour notre vie privée. C’est un vrai délire, les femmes sont présentées comme de pauvres biches effarouchées. Elles sont toujours les victimes. Mais nous sommes aussi séductrices, nous sommes aussi dragueuses, nous ondulons aussi parfois pour séduire. Le viol est un délit, le viol est un crime. Mais pour le reste, si quelqu’un dit une phrase qui semble trop audacieuse, faut-il le sanctionner ? Il y a un retour du puritanisme aujourd’hui sous forme religieuse ou non religieuse. Le puritanisme de ceux qui veulent réglementer les contacts entre les hommes et les femmes ».
L’échec de l’antiracisme traditionnel
Ces dérives vont-elle miner l’antiracisme traditionnel au point de le mettre en péril ? « Cette évolution n’est pas la cause de mon départ comme président du MRAX », témoigne Carlos Crespo, qui a dirigé le mouvement durant cinq ans, « mais j’ai surtout considéré qu’il fallait laisser la place à des forces vives au bout d’un certain temps. Cependant, il est certain que ce type de réflexion agite le monde de l’antiracisme aujourd’hui. Je reste personnellement un partisan inconditionnel de la thèse universaliste. Mais il faut aussi constater la réalité. Que ce soit à la Révolution française, où l’égalité ne concerne pourtant que certaines classes sociales ou au xixe siècle, où l’industrie crée deux classes sociales très distinctes. La bourgeoisie s’érige alors en classe de l’universel, mais l’accès à l’universalité des droits ne se concrétise pas en dehors de ceux qui constituent cette classe. Marx frappe juste en affirmant que la frontière, c’est l’argent et la culture. Même quand on proclame l’universalité des droits. L’historien Étienne Balibar a raison quand il affirme que “la condition d’étranger se définit moins par le passeport que par le statut précaire”. Et là, il faut bien constater que le combat antiraciste traditionnel n’a pas réussi à transformer radicalement la société pour supprimer les discriminations à l’embauche, au logement, face à la police et à la justice. Qu’il y ait alors des réunions “non mixtes” de victimes, on peut le comprendre. Elles existent dès les années 1970 dans le combat féministe, par exemple. Mais l’étendre à l’ensemble du combat antiraciste, comme s’il était légitime ou pas de le mener selon sa propre identité “racisée”, c’est un pas qu’il ne faut pas franchir, au risque de perdre le socle universaliste du combat, et donc sa légitimité sociale. »
Pour Alexis Deswaef, ancien président de la Ligue des droits humains et vice-président de la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH), c’est pourtant une réaction « qu’il faut entendre. Comme avocat, je défends des gens qui ont été victimes de violences policières et de racisme au quotidien, dans le travail, dans le logement, dans la citoyenneté la plus quotidienne. Il faut dénoncer ce racisme structurel de notre société. Je comprends ces mouvements qui naissent en réaction à la violence de la condition qui leur est faite. Comment ne pas comprendre “Black Lives Matter” quand on voit l’assassinat de George Floyd ? Comment ne pas comprendre le désarroi quand j’ai face à moi le père d’Ibrahima, décédé lors de son arrestation à Saint-Josse, et qui me demande pourquoi son fils est mort et que j’ai le sentiment qu’on n’aurait jamais traité mon fils, “blanc”, comme on a traité ce jeune homme ? Pour l’avoir dit, la police et le procureur général ont déposé plainte contre moi auprès de mon bâtonnier pour “incitation à la violence”. Mais incite-t-on à la violence quand on dit la réalité ? »
Et si, demain, on dit à Alexis Deswaef qu’il n’a pas sa place dans une manif ou une réunion à cause de la couleur de sa peau ? « Je serais attristé et je leur dirais que je pense qu’ils se trompent parce qu’on est plus forts ensemble. Mais qu’il y ait exaspération et réactions disproportionnées de la part de personnes profondément blessées, je pense qu’on peut le comprendre. Je pense qu’à leur place, je serais avec eux. »