Espace de libertés | Octobre 2021 (n° 502)

La vague identitaire qui caractérise la période – notamment dans les sociétés occidentales – interroge l’équilibre, parfois remis en question, entre l’intérêt général et celui de « communautés », qu’elles soient ou non officiellement reconnues dans la vie publique.


Si on admet avec Nathalie Heinich que l’identité est « un processus plutôt qu’un état »1 ou avec Amin Maalouf que « l’identité n’est pas donnée une fois pour toutes ; elle se construit et se transforme tout au long de l’existence »2, pour autant les passions identitaires qui traversent le monde en général et l’Occident en particulier mobilisent surtout une conception figée de l’identité. Figée en ce que les acteurs de cet engouement identitaire, pour se définir, font prioritairement appel à des caractéristiques historiques de leur identité : leurs origines, leurs héritages, qu’ils soient ethniques, socioculturels et religieux ou de l’ordre des préférences sexuelles. Dès lors, par opposition à la singularité, l’identité renvoie infailliblement au groupe, arrime ou assigne l’individu à un collectif auquel il n’a pas choisi d’appartenir.

L’homme et la souche

Si on peut rattacher le concept de singularité3 à l’individualisme des Lumières et à la citoyenneté républicaine découlant de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, celui d’identité renvoie bien davantage à la société d’ordres qui préexistait à ce bouleversement. On sait comment, en 1796, Joseph de Maistre réfuta l’idée qu’il puisse exister un homme « abstrait » : « Il n’y a point d’homme dans le monde. J’ai vu dans ma vie des Français, des Italiens, des Russes ; je sais même, grâce à Montesquieu, qu’on peut être persan. Mais quant à l’homme, je déclare ne jamais l’avoir rencontré de ma vie. S’il existe, c’est bien à mon insu. »4

illustration-rep-ident-equilibre-identite-collectif-2

Dans cette acception essentialiste de l’homme, réactionnaire même, ce sont ses « racines » qui sont exaltées, sa « souche » pour utiliser un registre lexical en vogue tant dans des mouvances se revendiquant de la droite que de la gauche. Le processus ancien au sein de la gauche américaine, tel que l’a très bien illustré l’universitaire Mark Lilla5, fait par exemple de la « race » un concept devenu presque banal dans certains des discours de la gauche européenne. Disqualifié après la Seconde Guerre mondiale pour des raisons qu’il semble superflu de développer, le terme de « race », identitaire jusqu’au paroxysme, et qui n’était mobilisé que par des cercles d’extrême droite, est désormais celui d’une partie de la gauche.

Une déferlante planétaire

La montée des « communautarismes », notamment religieux, ne peut s’appréhender valablement si elle est dissociée de ce contexte général, qui concerne d’ailleurs plusieurs continents. Les temps sont au repli. Dans l’ouvrage qu’ils ont codirigé, les chercheurs Jérémy Guedj et Anne-Laure Zwilling observent la réalité à l’échelle européenne : « Pour qu’il y ait communautarisme, il faut des groupes solidement structurés et conscients de l’être, où la partie cède au tout et dont la volonté d’isolement renforce une identité qui rejette d’autant celle de la société extérieure. »6 Comme le dit Joseph Macé-Scaron, « jamais la tentation de se construire dans le rejet d’autrui n’a été portée à un tel degré d’incandescence »7. Partout dans le monde, les partis qui exaltent les identités, ethniques ou religieuses, ont le vent en poupe. La révolution conservatrice n’a pas fini de produire ses effets, comme le Brésil, les États-Unis de Trump, la Hongrie ou la Pologne l’illustrent, entre autres. Elle est à considérer, au plan international toujours, au regard de la dynamique parallèle qui caractérise l’islam rigoriste et qui trouve des relais dans les pays européens, notamment avec les mouvements soutenus par des puissances étrangères (Arabie saoudite, Qatar, Turquie, etc.).

illustration-rep-ident-equilibre-identite-collectif-1

Entre idéal et réalité

On ne saurait non plus extraire ce débat sur les identités et le communautarisme qui en découle de la pression exercée par l’idéologie multiculturaliste anglo-saxonne. Elle vient heurter, en Belgique, mais surtout en France, une conception de l’organisation sociale qui, sans nier la réalité – « le multiculturalisme de la société est un fait », souligne la sociologue Dominique Schnapper8 –, refuse pour autant d’accorder des droits particuliers à des entités collectives, qu’elles soient ethniques ou religieuses.

En France, la citoyenneté républicaine s’est précisément constituée en opposition à la société d’ordres. Et parallèlement, le processus d’élaboration de la laïcité s’est édifié sur une matière propre à ce pays et dont on ne saurait faire abstraction : guerres de religion avec l’acmé de la Saint-Barthélemy au xvie siècle, édit de Nantes et sa révocation avec celui de Fontainebleau par Louis XIV en 1685, mouvement des Lumières au siècle suivant, y compris dans leur forme « radicale », Constitution civile du clergé en 1790, première séparation de l’Église et de l’État en 1795, puis le combat pour une nouvelle séparation dont Victor Hugo, en 1850, prononcera la philosophie : « L’État chez lui, l’Église chez elle. »9

Sous le Second Empire, le raidissement de l’Église, le renoncement au gallicanisme à l’égard de la « fille aînée de l’Église » au profit d’une dérive ultramontaine assumée de la part du Vatican, tandis que la République s’installe à partir des années 1870 vont provoquer une montée en tension entre le « parti clérical » et le camp républicain. Celui-ci s’efforcera, après avoir difficilement arraché les congrégations de leur rôle éducatif et institué à l’école gratuite, laïque et obligatoire dans les années 1880, d’obtenir une nouvelle fois la séparation des Églises et de l’État et la suppression du budget des cultes, ce que la loi du 9 décembre 1905 consacrera finalement.

Mais les divers épisodes de la « guerre scolaire » tout au long du xxe siècle vont démontrer, s’il en était besoin, la conflictualité propre à ce débat, qui perdure depuis au moins cinq siècles. Si on veut bien se souvenir de l’intensité qui caractérisa en France l’affrontement entre le camp républicain et le « parti clérical » à la fin du xixe siècle avec l’exil de milliers de congréganistes et la dissolution de dizaines de milliers de congrégations, on sera inévitablement amené à relativiser la perception des tensions entre l’islam et la République aujourd’hui.

« L’idée universaliste proclamée par les tenants de l’intégration à la française – par la pure citoyenneté individuelle – a toujours été un idéal ou une idée, un projet politique, ou une idée régulatrice, jamais la description de la réalité sociale », explique Dominique Schnapper10.

Reste à savoir si cette conception, qui a permis à la France d’intégrer des vagues d’immigration successives depuis le début du xxe siècle, continuera à convaincre par ses vertus ou si au contraire le concept de multiculturalisme, en accordant une reconnaissance à des communautés, sera la norme en vigueur sur l’ensemble du continent.


1 Nathalie Heinich, Ce que n’est pas l’identité, Paris, Gallimard, 2018.
2 Amin Maalouf, Les identités meurtrières, Paris, Grasset, 1998.
3 Rachel Khan, Racée, Paris, L’Observatoire, 2021.
4 Joseph de Maistre, Considérations sur la France, Paris, Bartillat, 2017.
5 Mark Lilla, La gauche identitaire. L’Amérique en miettes, Paris, Stock, 2018.
6 Anne-Laure Zwilling et Jérémy Guedj (dir.), Réalité(s) du communautarisme religieux, Paris, CNRS, 2020.
7 Joseph Macé-Scaron, La panique identitaire, Paris, Grasset, 2014.
8 Dominique Schnapper, La communauté des citoyens, Paris, Gallimard, 1994.
9 Henri Peña-Ruiz et Jean-Paul Scot, Un poète en politique. Les combats de Victor Hugo, Paris, Flammarion, 2002.
10 Dominique Schnapper, op. cit.