« La Cour européenne des droits de l’homme, c’est le poil à gratter de l’Europe » : voici ce que déclarait Françoise Tulkens après y avoir siégé en tant que juge pour la Belgique de 1998 à 2012. Neuf années après elle, c’est Frédéric Krenc qui veille désormais au respect des droits fondamentaux de tou.te.s les Européen.ne.s.
Vous étiez jusqu’il y a peu avocat au barreau de Bruxelles et vous avez pris la relève le 13 septembre dernier, à Strasbourg, en tant que juge belge à la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). Vous succédez au magistrat néerlandophone Paul Lemmens, à qui Françoise Tulkens avait transmis le flambeau. En septembre 2001, en tant qu’étudiant, vous avez effectué un stage auprès de Françoise Tulkens à Strasbourg. Est-ce ce stage qui vous a donné le goût de la défense des droits humains ?
C’est un stage qui a été très formateur, et je dirais même véritablement fondateur pour moi, parce que j’ai pu suivre Françoise dans son quotidien de juge pendant un mois. Ce fut à la fois très intéressant et enrichissant de voir comment, concrètement, les dossiers sont traités, comment les décisions sont prises, quelle est l’importance de la collégialité, comment se construit, se fabrique une décision. Cela m’a guidé ensuite pour le reste de mon activité professionnelle au barreau et à l’Université.
Avant d’évoquer avec vous le rôle du juge, pourriez-vous nous présenter la Cour européenne des droits de l’homme ? Quelles sont ses missions principales ?
La CEDH est une juridiction internationale qui est rattachée au Conseil de l’Europe, cette organisation internationale qui s’étend de Lisbonne à Vladivostok et compte quarante-sept États membres – et qui ne doit pas être confondue avec l’Union européenne et ses vingt-sept États membres. La CEDH a été mise en place au sortir de la Seconde Guerre mondiale afin d’éviter le retour de régimes dictatoriaux et totalitaires. C’est ça, la raison pour laquelle Françoise reprend toujours cette expression que l’on doit à Pierre-Henri Teitgen1 ; il fallait « une conscience qui sonne l’alarme ». La mission de la CEDH est de veiller au respect de la Convention européenne des droits de l’homme. Les États se sont mis autour d’une table, on a fondé un pacte pour l’Europe et la mission de la Cour est de veiller au respect de ce pacte, elle est « la gardienne des promesses » – pour reprendre l’expression d’Antoine Garapon –, des promesses étatiques et démocratiques. Elle ne doit être ni audacieuse ni prudente, elle doit assumer la mission que les États lui ont donnée, en fait. Ce n’est pas une limite à la souveraineté, elle tire vraiment sa légitimité de la souveraineté des États.
Quel est le réel pouvoir d’un juge à la Cour ? Quel est votre rôle ? Est-ce que c’est d’interpréter, justement, cette Convention européenne des droits de l’homme ? De continuer à la faire vivre aussi ?
Il est encore un peu tôt pour que je puisse me prononcer, mais il est vrai que la Cour poursuit en principe deux missions : interpréter et appliquer un texte qui a été adopté en 1950. Quand on parlait de la correspondance, il y a septante ans, on n’imaginait pas le courrier électronique. Il s’agit de faire en sorte que ce texte soit, aujourd’hui, porteur de sens pour les générations actuelles et futures. C’est en faire un instrument vivant. Il ne s’agit pas de réviser un texte, mais de donner la pleine effectivité aux dispositions qui garantissent les droits fondamentaux. C’est la mission du juge ne pas aller ni au-delà ni en dessous de ça.
Le nouveau juge de la Cour européenne des droits de l’homme, le belge Frédéric Krenc, a presté serment le 13 septembre dernier, devenant ainsi un des gardiens des droits fondamentaux sur le Vieux continent. © ECHR-CEDH
Aujourd’hui, les atteintes à l’État de droit en Europe sont nombreuses. Défendre cet État de droit, défendre les droits fondamentaux de manière générale, cela vous paraît essentiel et peut-être encore plus essentiel aujourd’hui qu’hier ?
Cela a toujours été essentiel ! L’État de droit est un État dans lequel les autorités sont soumises au droit ; gouvernants comme gouvernés sont assujettis au respect du droit. Il suppose avant tout une justice qui soit forte et indépendante, car c’est cette indépendance qui donne au juge sa légitimité, elle assoit l’autorité des décisions du juge, et surtout elle fonde la confiance du justiciable, qui voit dans cette indépendance une garantie contre l’arbitraire et un gage de l’égalité de traitement. L’indépendance de la justice est tout à fait essentielle et l’est d’autant plus à l’heure où, pour reprendre l’expression de Françoise, les droits de l’homme reviennent à la maison. On essaye de valoriser ce qu’on appelle la subsidiarité, ce qui signifie que les États sont les premiers garants des droits fondamentaux. C’est une réalité, la Cour n’intervient qu’à un stade ultime, et donc elle exerce un contrôle comme on dit subsidiaire au sens de « secondaire et supplétif ». C’est important qu’on ait une justice nationale qui soit forte et indépendante. Cela ne concerne pas uniquement des États comme la Pologne ou la Hongrie, mais bien les quarante-sept États membres du Conseil de l’Europe.
1 Juriste, résistant et ministre à de nombreuses reprises dans les gouvernements de la IVe République française, il a été nommé juge à la CEDH en 1976, NDLR.