Espace de libertés | Octobre 2021 (n° 502)

Voici venue l’ère de l’identité politisée


Dossier

Comédien, auteur, danseur et metteur en scène, Sam Touzani a pris la plume pour se saisir de son thème de prédilection : l’identité. Son ouvrage « Dis, c’est quoi l’identité ? » est préfacé par le journaliste français Mohamed Sifaoui. Les deux hommes se disent davantage reliés par leurs convictions universalistes que par leur appartenance au « couscous clan ». L’identité arabo-musulmane, contre laquelle ils disent avoir appris à penser, continue pourtant de les animer. Interview croisée.


Sam Touzani, alors c’est quoi l’identité ? Êtes-vous parvenu dans cet ouvrage à la définir ?

S. T. : Je commence mon livre en disant qu’elle n’est pas définissable. L’identité est mouvante, on croit l’atteindre qu’elle est déjà ailleurs. Je laisse aux scientifiques, sociologues et politologues la tâche de la définir… Moi, je ne suis expert de rien du tout, juste de ma propre expérience. Et je mets celle-ci à distance pour pouvoir l’interroger.

Le thème de l’identité revient comme un leitmotiv dans votre travail artistique depuis vingt-cinq ans. Pourquoi avoir saisi la plume pour le traiter, cette fois-ci ?

S. T. : Le projet est né juste après les attentats de Charlie Hebdo. Nadia Geerts, l’éditrice de la collection « Dis, c’est quoi… ? », m’a proposé d’écrire un livre sur l’identité. J’ai tout de suite accepté, car nous partageons une vision assez universaliste du monde, nous luttons contre les replis identitaires. Dis, c’est quoi l’identité ? est un dialogue totalement imaginaire, néanmoins empreint de mes expériences au cours des vingt-cinq dernières années. Il est notamment inspiré des débats et rencontres que je propose à la fin de chacun de mes spectacles. En l’occurrence, ici, la jeune Chaïma est outrée après avoir vu l’un de mes spectacles où je mets en scène un défilé de burqas haute couture. Elle ne comprend pas qu’on puisse rire de sa religion. Petit à petit, en 96 pages, la pensée va bouger à travers le dialogue. Nous allons parler sans fausse pudeur, en nommant directement les choses.

Mohamed Sifaoui, vous vous reconnaissez dans la démarche de Sam Touzani de vouloir nommer les choses telles qu’elles sont ?

M. S. : Quand Sam m’a demandé de préfacer son livre, il m’en avait juste donné le thème et j’ai tout de suite accepté. Je connais son engagement et son humour qui permet d’interpeller les consciences de façon plus subtile, de faire réfléchir en faisant rire. Il est toujours difficile de penser contre sa communauté d’origine, à laquelle on est presque confiné de fait et malgré nous. Je partage cela avec lui ; j’ai appris à penser contre moi-même, contre mon groupe naturel, contre une pensée dominante. Je n’ai donc aucun scrupule ni aucun tabou à interroger tous les sujets. Par ailleurs, j’ai également accepté de préfacer cet ouvrage, car je travaille sur la Belgique depuis plusieurs années et je vois une évolution assez inquiétante de l’islam politique en Wallonie et à Bruxelles. Le communautarisme exacerbé et le clientélisme politique (essentiellement des partis de gauche) sont des coups de canif aux idées universalistes et humanistes. Tout cela me choque terriblement et je considère depuis longtemps que la Belgique est sur une pente très dangereuse. En découvrant le texte de Sam, j’ai apprécié son choix d’un dialogue fictif, qui n’en est pas moins très réaliste : on voit, depuis plusieurs années, les jeunes générations nous interpeller sur des choses que l’on pensait acquises. Moi, quand j’avais 20 ans, j’avais une propension naturelle au blasphème, à la contradiction de l’ordre établi…

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La subversion, l’esprit rebelle, la quête d’autres identités… Tout cela devrait faire partie intégrante de la jeunesse selon vous ?

M. S. : En général, les conservateurs sont plutôt vieux tandis que les jeunes sont plus enclins à transgresser l’ordre patriarcal. Mais là, c’est le contraire : non seulement on a de jeunes musulmanes nées en Europe qui adhèrent à une idéologie aux antipodes de ce que leur société d’appartenance leur inculque, mais on voit aussi de jeunes femmes non musulmanes (pas même converties) qui, par solidarité générationnelle, se mettent elles-mêmes à défendre des idées complètement archaïques, en valorisant par exemple le port du voile.

S. T. : Je rejoins tout à fait Mohamed sur la critique qu’il fait de la jeunesse et de la société quant à ce marqueur identitaire. C’est peut-être cela qui m’a poussé à écrire un essai – et pas un roman ou une pièce de théâtre – sur ce sujet : nous sommes entrés dans l’ère identitaire depuis le 11 septembre 2001. Je m’aperçois que cette jeunesse a de plus en plus de mal à faire la différence entre elle et sa communauté. Elle se confond avec sa communauté. Quand je vais dans certaines écoles, il m’est aujourd’hui difficile de parler de la Shoah, voire de la théorie de l’évolution…

Penser par soi-même, cela implique de se connaître : pas toujours facile quand on est jeune et dans une société abreuvée d’informations, de prises de position…

M. S. : La question qui devrait nous interpeller, c’est l’origine de l’échec du communautarisme. Depuis la nuit des temps, quand une personne émigre, sa terre d’accueil l’absorbe – non pas pour l’invisibiliser, mais pour la rajouter à la communauté. Plus les générations passent, plus l’identité d’origine des descendants va s’atténuer. Mais aujourd’hui, c’est l’inverse qui se produit. Les jeunes immigrés de la deuxième ou troisième génération ont entendu leurs parents (probablement mus par un sentiment de culpabilité de ne pas être retournés vivre au pays) diaboliser leur pays d’accueil et sublimer leur pays d’origine. Or, quand un enfant ou un ado entend deux discours contradictoires à la maison et à l’école, c’est une vraie violence psychologique qui peut nuire à sa construction identitaire. Cela a été, à mon sens, l’un des premiers problèmes ayant vulnérabilisé les jeunes musulmans. Puis, des groupes idéologiques islamistes sont venus leur dire : « Vous n’êtes ni belge ni marocain, vous êtes musulman. » L’islam est devenu une identité de substitution.

S. T. : Le propre de l’identité est de muter, il faut lui donner cette chance. L’identité n’est pas quelque chose de gravé mais de complexe et d’évolutif : on part de notre micro-identité (moi, ma vie) et on évolue vers la macro (toute l’humanité). Et c’est souvent là que le bât blesse : on accepte le micro mais rarement la macro, on oublie que nous sommes d’abord des êtres humains. Il n’y a qu’une race, c’est la race humaine. Dans mon livre, la jeune Chaïma est en pleine crise identitaire, et il est normal de l’être. On ne peut forger son identité que lorsqu’elle est en crise, sinon on ne la voit pas. Moi aussi, durant toute mon adolescence, on m’a sommé de choisir entre mes deux cultures. Et puis, j’ai réussi à me créer moi-même. C’est le cheminement d’une vie et il n’y a bien sûr pas de recette. Mais la laïcité est l’une des façons d’y arriver, parce qu’elle permet de mettre à distance. Elle nous dit : sois ce que tu es, crois en qui tu veux, c’est de l’ordre de l’intime –, à côté de ça, il y a une base commune qui s’appelle « société ». C’est la séparation du temporel et du spirituel. Il n’y a pas besoin de faire vingt ans de psychanalyse ou d’être un artiste pour arriver à mettre les choses à distance : n’importe quel citoyen est capable de penser par lui-même et devrait le faire, pour son harmonie personnelle et son harmonie dans le groupe.

Vous parlez d’identité en crise, de repli identitaire ; n’est-ce que le fait, actuellement, de l’identité arabo-musulmane, selon vous ?

M. S. : Oui, c’est l’identité qui est le plus en crise, mais cela ne veut pas dire que les autres ne le sont pas. Ce qui est intéressant, c’est que depuis plusieurs années la crise qui traverse le monde musulman a révélé d’autres crises, dans une sorte de surenchère identitaire. Imaginez un groupe de personnes où tout va bien et puis un jour quelqu’un dit : « Je suis malade. » Ensuite, dans une démarche sincère, mimétique ou compétitive, d’autres vont également affirmer qu’ils sont malades. C’est ce qui s’est passé à l’échelle de la société ; quand des musulmans ont commencé à revendiquer des éléments de leur identité, d’autres groupes se sont mis à faire de même. C’est notamment le cas de l’intégrisme catholique (qui a été ringardisé pendant des années et qui fait son retour) et des nouveaux mouvements populistes. On célèbre, ce mois de septembre, le vingtième anniversaire des attentats du 11 septembre. Il ne faut pas sous-estimer l’impact de ces attentats sur le repli identitaire ; beaucoup ont utilisé la revendication identitaire de certains musulmans pour rappeler qu’ils avaient, eux aussi, une identité à faire valoir.

Dans cette « ère identitaire » post-11-Septembre, comment parvenir à la réconciliation des identités ? Est-il possible de connaître ses identités, voire de les revendiquer, sans se replier dessus ?

M. S. : Pourquoi la question de l’identité doit-elle nous interpeller ? Non pas parce qu’il faudrait une identité homogène et monolithique : on le sait, les identités sont multiples. Mais, pour reprendre le titre d’un ouvrage bien connu d’Amin Maalouf, il ne faut pas que ces identités deviennent meurtrières. Revendiquer son identité d’origine, en faire l’éloge : pourquoi pas ? Tant que cela ne sous-entend pas une arrière-pensée de fracture de la société et que cela se fait dans un climat de rencontre et d’acceptation. Je n’ai aucun problème avec l’identité, je suis même curieux de découvrir les identités des autres. Mais aujourd’hui, l’identité s’est politisée, elle est devenue une arme de destruction des sociétés.

S. T. : Je prêche pour ma chapelle évidemment, mais je suis pour la primauté de la culture, de l’éducation et des savoirs. Je pense qu’un citoyen bien formé peut soulever des montagnes. Je suis pour la force de l’échange et contre la force de la violence (y compris la violence du dogme). Tant que deux êtres humains continueront à dialoguer, peu importent leurs origines, je ne désespérerai pas de l’humanité.