Espace de libertés | Octobre 2021 (n° 502)

Résister à la résignation (Marius Gilbert)


Grand entretien

Dans son ouvrage « Juste un passage au JT et on rentre », l’épidémiologiste Marius Gilbert revient sur les longs mois de gestion de la pandémie, sur le rôle des scientifiques et sur les leçons qui pourraient être tirées des écueils rencontrés. L’occasion pour nous de connaître son point de vue sur des enjeux sociétaux révélés par cette crise sanitaire.


Pourquoi avoir choisi de publier ce livre maintenant ? Quels étaient les messages que vous souhaitiez encore faire passer ?

Mon objectif était de proposer une explication didactique de ce qu’est cette épidémie, mais aussi d’aborder la gouvernance, la communication. Aujourd’hui, on a quand même un peu plus de recul sur toute une série d’éléments, ce qui peut considérablement aider à mieux comprendre ce qui s’est déroulé pendant tous ces mois. Et l’on peut plus facilement se remettre de quelque chose qui a été pénible pour beaucoup de monde quand on en connaît les raisons.

Fin mars, vous suggériez une nouvelle approche de la gestion de la pandémie, basée sur des évaluations de risques et l’anticipation. Avons-nous progressé dans ce sens-là ?

Pas encore. En toute franchise, le canevas principal, c’est d’essayer de basculer un peu plus d’une logique curative vers des logiques préventives, intéressantes et publiques. Or, on reste quand même très fort ancrés dans une logique curative en Belgique. On le voit notamment par rapport à toutes les comorbidités. On sait que l’impact sanitaire de l’épidémie est exacerbé par la prévalence d’un certain nombre de maladies liées au mode de vie, les cancers, les maladies cardio-vasculaires. Typiquement, sur ces maladies-là, on est conscient que l’argent investi dans la prévention porte ses fruits, parce que c’est de l’argent qu’on ne devra pas payer plus tard en matière de soins. C’est un changement de culture et de paradigme par rapport à la santé publique qu’il faut opérer pour essayer d’aller davantage vers la prévention.

Y a-t-il une prise de conscience de cette nécessité ?

Je pense que nos autorités politiques sont conscientes qu’il y a un certain nombre de mesures qui étaient sous-optimales parce qu’elles ont été prises dans l’urgence et qu’elles perçoivent le bénéfice qu’elles auraient pu tirer si des efforts de prévention existaient autour de l’éducation, de la santé, par exemple. Je crois qu’elles auront une oreille très attentive à des initiatives qui iraient dans ces directions-là à l’avenir. Mais cette sensibilité sera-t-elle toujours là dans un an, si cette pandémie de Covid se normalise ? Difficile à dire. Je pense que c’est aux scientifiques de se faire le relais de tout ça.

Cette pandémie a entraîné une sorte de bashing du discours scientifique. Comment l’expliquer ? Ressentez-vous cette nécessité de réhabiliter la place de la science ?

C’est vraiment un très grand enjeu, qui me tient fort à cœur. Je pense que l’on est un peu victimes, en sciences, d’une communication qui s’est organisée autour de la notion de progrès qui était celle de tout le xxe siècle. En réalité, celle-ci assimilait le progrès scientifique, donc l’amélioration des connaissances, au progrès technologique. Je pense qu’il n’y a personne qui se plaint du fait que l’on comprenne mieux comment fonctionne une cellule, l’ADN, l’ARN, etc. Cependant, à côté de ça, le rejet de la science vient souvent au départ d’un rejet d’objets technologiques, par exemple les organismes génétiquement modifiés, les vaccins ou la 5G. Ils offrent un certain nombre de fonctions et de services à ceux qui les utilisent, mais avec un certain nombre de problèmes ou d’externalités négatives tels les effets secondaires, l’érosion de la biodiversité… Je pense qu’une des manières d’aborder ça, c’est vraiment de séparer les deux dans la communication scientifique. La deuxième chose que j’essaye de développer un petit peu dans le livre, c’est cette nécessité d’engagement un peu plus importante de la communauté scientifique dans la communication. Non pas seulement sur les faits, mais sur la démarche scientifique.

Vous incitez à de l’autocritique du milieu scientifique ?

Oui, je pense que c’est important. La communauté scientifique est aussi un milieu un peu conservateur, qui avance lentement, qui ne se remet pas toujours facilement en question, et je pense que tout le monde doit pouvoir effectuer son autocritique. C’est nécessaire si on veut évoluer.

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Quand on adhère à un discours, même scientifique, il y a iné­vi­tablement une espèce de croyance qui repose sur la confiance envers la personne à la base du message.

En tant qu’académique, vous basez votre expertise sur la rationalité, l’analyse des phénomènes concrets et on se retrouve, aujourd’hui avec des discours parallèles basés sur des croyances. Comment l’expliquez-vous ?

C’est lié au fait que très souvent, les connaissances scientifiques sont rarement directement observables. Vous et moi n’avons jamais vu un atome ou un électron, cela échappe à nos sens. Le fait que la Terre soit plate ou pas n’est pas facilement mesurable avec nos sens. Certaines théories sont portées par des personnes qui se présentent avec une casquette de scientifique, avec un discours auquel les gens peuvent se raccrocher. Et à un moment, le discours dévie complètement. Pour une personne qui n’a pas de formation scientifique, c’est pratiquement impossible d’évaluer si ce que cette personne affirme est plus ou moins crédible, parce que cela fait appel à des éléments non observables et que ce discours a une apparence de cohérence. C’est difficile de lutter contre ça, car il faut quasi déconstruire l’argumentaire point par point. C’est une forme de croyance par rapport à quelque chose qui est prédéfini et que l’on renforce par des contenus qui viennent appuyer cette opinion au travers d’un choix sélectif et en ne prenant pas en compte, justement, tous les contre-arguments, en ne consacrant pas autant d’énergie à lire, à écouter et à se renseigner sur des contenus qui ne vont pas dans le sens de ce que l’on a envie de croire. Des personnes qui fournissent ces contenus, il y en a plein sur les réseaux sociaux, mais ce n’est pas facile de lutter contre leur action. Pourtant, ce qui a amené à ce que la science devienne un mode d’explication nouveau qui s’impose dans un certain nombre de sociétés, c’est à la fois sa cohérence interne, son caractère autocorrectif, en évolution perpétuelle, et sa capacité à générer des prédictions qui sont indépendantes de l’observateur. Elle est venue remplacer, dans beaucoup de sphères, la religion en tant que système d’explication.

La démarche et la communication sont donc cruciales ?

Dans l’enseignement, on présente très souvent les résultats, sans mesurer l’importance d’expliquer comment on en est arrivés là. Ce qui est très important c’est précisément que la communication scientifique porte autant sur le cheminement de la recherche que sur la connaissance elle-même. Sinon, cela devient une forme de récit parmi d’autres qui n’offre pas plus de vérité que n’importe quel autre récit auquel on peut avoir envie d’adhérer. On a toujours tendance à opposer le discours rationnel et la croyance. Or, je pense qu’on sous-estime le fait que, d’une certaine manière, quand on adhère à un discours, même scientifique, il y a inévitablement une espèce de croyance qui repose sur la confiance envers la personne à la base du message.

Vous vous êtes penché dans vos recherches sur le concept de One Health, autrement dit la santé circulaire. Pourriez-vous résumer ce qui en est ressorti ? Et pensez-vous qu’il s’agisse d’un concept intéressant pour aborder à l’avenir la gestion des liens existants entre la santé et notre environnement ?

Ce concept a émergé au cours des dix, quinze dernières années, autour de grands problèmes sanitaires qui couplaient les questions de santé humaine à des questions de santé animale, ou de l’environnement et des écosystèmes. C’est une grille de lecture captivante, car nous ne sommes pas coupés de notre environnement ou d’animaux qui sont parfois pathogènes. On le constate au travers de différents exemples. J’ai beaucoup travaillé sur la grippe aviaire, une maladie virale avec un potentiel pandémique très important, qui est totalement bénigne et qui circule facilement chez les oiseaux migrateurs. Cela constitue un réservoir qui de temps en temps passe chez les oiseaux domestiques, dans les élevages, et qui à ce moment-là peut gagner en virulence, et peut éventuellement se transmettre à l’homme et entraîner un potentiel pandémique. Mais si on regarde uniquement la composante humaine, que l’on cherche à uniquement agir sur le plan de la prévention au niveau de l’homme, on aura toujours un temps de retard. Alors que l’on peut aussi agir en amont pour essayer d’empêcher que le virus passe de la faune sauvage aux élevages, par exemple. C’est vraiment en pensant le système dans sa globalité que l’on peut faire de la prévention. Et cela peut se décliner par rapport à d’autres thématiques, comme celle du changement climatique. Il faut considérer ce problème de manière systémique, avec des impacts directs ou indirects sur la santé humaine.

Vous êtes aussi vice-recteur de l’ULB, quel message auriez-vous envie d’adresser aux jeunes générations ?

La première chose, c’est de résister à la résignation. Quelque chose de très positif que je tire de cette pandémie, c’est qu’on a affirmé haut et fort que c’est l’économie qui était au service de l’homme et pas l’inverse. Maintenant, il faut essayer de profiter de ce constat pour que cette solidarité qui s’est exprimée à un moment vis-à-vis des plus vulnérables s’exprime aussi de façon intergénérationnelle envers ceux qui seront adultes dans vingt ou trente ans. Car lorsqu’on rentre dans une forme de critique complaisante ou dans la résignation, on n’avance plus. Donc, il faut trouver le moyen d’inscrire son action en tant qu’individu, en tant que jeune, dans une démarche de progrès de société et pour cela, on va avoir besoin d’innovation sociale, mais aussi dans le domaine de l’éducation, parce que toutes ces questions sont liées. Et par rapport à toutes ces innovations, les jeunes ont une place à prendre et peuvent devenir des acteurs de cette transition que l’on doit mener collectivement. Il faut bien sûr que les gouvernements, les autorités, jouent leur jeu et deviennent aussi de vrais partenaires. On constate certes le peu de réponses politiques face à tous les mouvements de jeunes autour de la question climatique, mais il ne faut pas se résigner. Parce qu’il n’y a pas le choix, mais qu’il y a aussi des personnes qui peuvent s’en faire le relais et que c’est avec ces personnes-là qu’il faut travailler, afin que l’un dans l’autre, on puisse tenter de construire un avenir qui fasse rêver, dans lequel on puisse s’inscrire.

Il faut créer une chaîne vertueuse.

Oui, je pense vraiment que la résignation et l’isolement nous empêchent de créer ces chaînes vertueuses. C’est un piège. La force viendra de dynamiques collectives qui s’inscrivent dans quelque chose de constructif.