Espace de libertés | Octobre 2021 (n° 502)

Ne jugeons pas un livre à sa couverture !


Culture

« L’Ex-détenu », « L’Enfant dépressif », « L’Alcoolique »… Ce sont les titres secs et abrupts des livres que l’on trouve dans le catalogue de la Bibliothèque vivante constitué progressivement à Bruxelles par La Concertation ASBL – Action culturelle bruxelloise. Ce sont aussi les étiquettes collées à des personnes qui, le temps d’une rencontre de trente minutes, confient les préjugés qu’elles ont subis.


À Bruxelles, l’aventure des Bibliothèques vivantes a débuté il y a six ans. Les chargés du projet à La Concertation ASBL se sont formés au sein du réseau Human Library, qui existe depuis vingt ans, pour proposer à leur tour de former les personnes désireuses de devenir des livres vivants. Francesca Magagni explique que « la coordination a constitué un tableau des préjugés et a contacté diverses associations qui travaillent sur ces thématiques pour recruter les futurs livres vivants. Une première rencontre est organisée avec les candidats, puis suivent deux journées d’ateliers. Tout le monde peut en avoir envie, sans être nécessairement prêt. » À ce jour, une vingtaine de livres vivants constituent le catalogue de la Bibliothèque vivante. La coordination organise aussi une formation pour les « bibliothécaires » qui reçoivent les « lecteurs » et « lectrices », et accompagne d’autres structures pour la constitution d’une bibliothèque vivante.

Traiter le livre avec respect

Le titre du livre met une identité en avant, une étiquette bien précise. Cela génère des idées et des attentes face à la personne rencontrée. Pour aller à la rencontre de ses propres préjugés, des règles d’or sont établies. Les livres, tout comme les lecteurs, sont des personnes à traiter avec dignité, respect et courtoisie. Une de ces règles rappelle que le livre partage une partie de son vécu et enjoint le lecteur ou la lectrice à respecter cet acte de confiance, à ne pas divulguer ce qui a été confié et, bien sûr, à ne pas utiliser ces informations pour harceler, forcer, intimider, manipuler, blesser, déshonorer l’autre. Il faudra toujours rendre le livre dans l’état psychologique et physique dans lequel il a été emprunté.

En juillet dernier, les livres de chair et d’os devaient se raconter dans le parc Pierre-Paulus, plus communément appelé « le parc des canards » par les habitants de Saint-Gilles qui le fréquentent. Mais la pluie en avait décidé autrement et c’est donc dans la très belle Maison Pelgrims que la Bibliothèque vivante s’était installée pour l’après-midi. Depuis 2000, cette maison, conçue en 1905 par l’architecte Adolphe Pirenne, abrite le service culturel communal.

La Bibliothèque vivante permet d’aller à la rencontre de ses propres préjugés. © Caroline Dunski

Alcoolisme et polytoxicomanie

Alors que deux livres vivants se racontent dans le grand salon, Pierrot s’est installé sur la terrasse, qui offre une vue verdoyante et calme sur le parc. Avant d’entamer l’histoire de sa vie en sept chapitres, il s’enquiert de la raison qui a poussé le lecteur (ou la lectrice) à choisir le livre de L’Alcoolique. « Je parle avec mon cœur, avec mes tripes, confie-t-il. Je lâche tout ce qui a pu être foutu en l’air par ma consommation. J’ai commencé à 16 ans, dans la cantine de l’école militaire, où j’ai bu mes trois premières bières. Dix ans après, quand j’ai dû arrêter, j’en consommais dix fois plus. »

Pierrot poursuit son histoire sans fard ni effets avec, de temps à autre, une petite pointe de poésie. Il explique comment son supérieur hiérarchique l’a menacé de le virer s’il ne se faisait pas soigner et comment il a brutalement appris de la bouche du neuropsychiatre qu’il était alcoolique, mais aussi polytoxicomane, et que son foie était tellement atteint qu’il avait autant de chances de mourir que de s’en sortir. Jusqu’à l’âge de 26 ans, il était en plein déni et croyait vivre normalement, comme tout le monde. Aux dix verres qu’il buvait quotidiennement, il ajoutait de temps en temps la consommation d’un joint, d’un trip ou d’une ligne de coke. Ses addictions ont éloigné sa famille, fait fuir son épouse et mis un terme à sa liaison amoureuse suivante, et l’ont entraîné dans le chapitre judiciaire qui le voit passer par la case prison. Sa fréquentation des Alcooliques anonymes constitue l’épilogue de l’histoire. Il s’y libère de son obsession pour la boisson. Aujourd’hui, il est abstinent depuis trente-neuf ans. Il est devenu livre vivant il y a trois ans et demi et ne se lasse pas de raconter son histoire. « Ça permet de transmettre l’idée qu’on s’en sort. »

Une expérience très troublante

Pascal, quant à lui, est lecteur. Gestionnaire du Boson, lieu de programmation théâtrale à Bruxelles, il s’est senti titillé par la démarche. « J’avais envie de faire l’expérience de l’écoute et de l’échange. J’ai rencontré deux livres vivants : L’Alcoolique et L’Ex-détenu. Je n’avais ni préjugés ni a priori, mais j’ai choisi ces livres parce qu’inconsciemment j’ai pu être intéressé par la question. Mon père a été alcoolique et je n’avais jamais eu l’occasion de rencontrer quelqu’un qui en parlait aussi librement. Je trouve l’expérience très troublante. Dans les deux cas, je me suis senti happé par le livre. J’ai été ému par ces deux récits très singuliers et par le dispositif. J’étais troublé que quelqu’un partage des choses pareilles avec moi. Ce que je trouve intéressant aussi, c’est le face-à-face, sans militantisme ni prosélytisme. C’est très troublant d’être là, de voir la personne, de l’écouter et d’être seul à l’écouter. On découvre des destins très compliqués, multifactoriels, mais ce n’est pas théorisé. C’est très factuel et aussi très contextualisé. Et puis, ça renvoie à soi. Il y a des endroits où il y a de l’écho. Parfois dans les détails. Le gros plan sur un détail montre que, quelquefois, ça ne tient pas à grand-chose. Cet événement, cette bonne rencontre font en sorte que quelque chose doit advenir. »