De Platon à Marx, aucun penseur de la transformation sociale n’a ignoré le problème de la formation individuelle, de l’éducation au sens large (« paideia », « Bildung »). Or – Cornelius Castoriadis l’a montré –, envisager la question de l’éducation dans cette perspective spécifiquement politique, c’est désigner un paradoxe, un cercle, mais aussi le lieu de sa résolution.
Si l’on admet que les individus sont produits par les circonstances sociales et que la transformation de celles-ci est de leur seul ressort, il reste encore à comprendre comment des circonstances aliénantes peuvent produire des individus soucieux d’émancipation, d’autonomie. Selon Castoriadis, il y a là un cercle que l’éducation, précisément, permet d’assumer comme tel : seule une société autonome peut former des individus autonomes et il est dès lors nécessaire que les institutions qui les éduquent – surtout celles assurant l’éducation des individus au sens étroit – encouragent la critique et l’autonomie2.
La question de Marx, « Qui éduque les éducateurs ? », obtient donc une réponse simple – c’est toujours la structure matérielle et idéologique de la société considérée –, mais elle entraîne une conséquence décisive : sans une critique consciente de cette structure, les institutions sociales concourent fatalement à sa reproduction. Pour sortir de ce cercle vicieux et ouvrir celui, vertueux, décrit par Castoriadis, il faut donc que les individus concernés – et cela se fait en général à l’occasion d’une crise institutionnelle : on pense à Mai 68 – osent mettre en question le cadre social qui les construit ainsi que l’idéologie qui, en naturalisant ce cadre, le justifie.
Vers l’agrégation
Il y a deux ans, à la suite d’un parcours universitaire à l’allure de cul-de-sac, j’ai tenté d’obtenir un diplôme d’agrégation. Certes, je savais d’expérience qu’en dépit de ses objectifs, l’enseignement secondaire était pour l’essentiel, et pour des raisons structurelles, un instrument de reproduction sociale. Si certains enseignants transmettent le goût de la liberté et de la critique, ils officient au sein d’une institution dont la finalité réelle est la création d’une main-d’œuvre adaptée aux exigences du marché du travail et, plus largement, du mode de production capitaliste : on vise l’égalité des chances à la condition d’entériner les inégalités dont celui-ci a vitalement besoin. Le constat ancien de Bourdieu et Passeron3 n’a pas été invalidé par la mise en pratique de pédagogies nouvelles, plus douces, parfois inspirées de leurs travaux : la reproduction de notre formation sociale impliquait simplement la création d’un autre type de main-d’œuvre, on y reviendra. Quoi qu’il en soit, même informé, c’est avec curiosité que j’abordais ce nouveau continent universitaire, le seul, du reste, où s’observent in vivo ceux dont la mission est d’éduquer les éducateurs.
La psychopédagogie est structurellement au service de l’ordre dominant. © Lilian Cazabet/Hans Lucas/AFP
Le plat de résistance du programme commun s’articule autour d’un cours de didactique dite générale : comme d’autres cours, présentés en accompagnement, celui-ci a été créé au sein de la faculté de psychologie, au département des sciences de l’éducation, par des psychopédagogues. Je n’ignorais pas que la psychopédagogie, qui est une discipline à prétention scientifique, se situe aux carrefours d’autres disciplines, la psychologie (sociale et cognitive) et la didactique ; assez vite, je constaterai que le département de psychopédagogie que je fréquente bénéficie de locaux nombreux et spacieux, et d’une cohorte d’assistants ; j’observerai enfin que le discours psychopédagogique a pour ambition explicite de se tenir au-delà de toute idéologie particulière : il est, disons, « orienté résultat » plutôt que « réflexion critique » – et cela suffit peut-être à expliquer son succès institutionnel.
Retour forcé en enfance
Du point de vue de l’organisation des cours, ce qui frappe d’emblée, c’est la volonté de faire passer à l’étudiant le goût de l’autonomie éventuellement acquis lors de son précédent parcours. La présence est obligatoire et dûment relevée, l’absence sanctionnée, la participation encouragée, le travail à domicile apprécié : si l’Université est traditionnellement, au moins dans la classe bourgeoise, l’occasion du passage à l’âge adulte, l’agrégation est celle du retour à l’enfance. Surtout, il faudra rapidement admettre que ce qui relève du « contenu », des savoirs acquis, a ici peu de valeur. Ce qui importe plutôt, c’est d’imposer une expérience au futur enseignant, celle, précisément, que feront ses futurs élèves : l’agrégatif doit devenir une surface plane et molle, susceptible de s’adapter à toutes les situations. On est donc invité à adopter la conduite de l’« apprenant », de l’individu disposé à « apprendre à apprendre ». Et peu importe le contenu de l’apprentissage, ce sont bien des savoir-faire (ludiques et interchangeables) et des savoir-être (la docilité, à laquelle contribue la pratique fétichisée de l’auto-évaluation) qu’il importe d’intérioriser.
Telles sont les deux ruptures introduites par la psychopédagogie, et elles concernent les deux seuls éléments valables de la formation universitaire : l’incorporation de savoirs consistants et la gestion autonome du temps. Au vrai, l’aptitude à intégrer des savoirs complexes et à vaquer librement nourrit l’esprit critique et forme au métier d’homme ; elle ne satisfait en revanche pas les besoins actuels du marché du travail, qui encourage plutôt l’adaptation cognitive et la servilité intellectuelle. Insister sur ce point, qui paraîtra superficiel, c’est en fait déjà suggérer la finalité réelle de la « psychopéda » dès lors qu’on la rapporte à des enjeux globaux, sociaux, politiques, épistémologiques. On sera alors moins surpris de voir que les cours d’agrégation ne proposent aucune mise en question sérieuse, ni du statut épistémologique de la psychopédagogie ni de sa fonction sociale et politique – pas d’autocritique donc, ni, par suite, de critique du monde où elle prospère.
Lacunes et absence d’autocritique
Il serait faux de dire que le cours de didactique générale ne propose nulle vue historique sur la discipline ; et il serait exagéré d’affirmer qu’il reprend à son compte l’idée que l’enseignement, conformément à l’approche par compétence aujourd’hui dominante4, doit s’identifier sans reste à l’« apprentissage ». Des éléments historiques sont donnés, çà et là, et l’approche par compétence fait l’objet d’une approbation nuancée. Mais cela demeure bien pauvre, insuffisant. En effet, et c’est ma thèse, tout savoir, même historique et critique, s’il ne s’engage pas consciemment dans la voie de la critique de l’idéologie dominante, contribue à reproduire les structures matérielles et cognitives au fondement de la société – société que l’on sait inégalitaire et, pour une part, aliénée. Inversement, former des éducateurs par et à la critique et l’autocritique des formes de la domination, y compris celles qui ont cours chez les spécialistes de l’éducation, est une manière d’éduquer à l’autonomie. En l’espèce, les cours auraient dû être l’occasion d’approfondir un double constat.
D’une part, la psychopédagogie est structurellement au service de l’ordre dominant. Elle consiste en effet à former les maîtres capables de former les travailleurs utiles au développement du capitalisme européen tel qu’il a été défini, au début des années 2000, par la stratégie dite de Lisbonne. Dans un cadre économique pour partie post-industriel, miser sur l’apprentissage des compétences plutôt que sur l’enseignement du savoir, c’est satisfaire les intérêts d’un marché du travail dérégularisé, où la connaissance est devenue matière première, un marché par ailleurs duel, inégalitaire, mobilisant une main-d’œuvre soit peu qualifiée, manipulant des informations simples, soit hautement qualifiée, capable de « créativité » et d’« innovation », mais toujours infiniment flexible et désireuse d’engranger de nouveaux « savoir-faire » sur fond d’un « savoir-être » docile qui, lui, ne varie pas.
D’autre part, en réfléchissant à son statut épistémologique, la psychopédagogie aurait pu appliquer à son propre cas la critique que la tradition philosophique française, de Sartre à Foucault, opposait en son temps à la psychologie : discours à l’objet incertain, le comportement psychique de l’homme, dont elle ne sait s’il doit être réduit à l’animal (de laboratoire) ou haussé au statut de machine (intelligente), la psychologie, incapable d’interroger ses présupposés, se voue à importer sans critique l’image et l’usage socialement dominants de l’homme – un outil, une machine animale – et, plus concrètement, à mettre les données qu’elle collecte au service des logiques profondes, politiques (normalisation) et économiques (rentabilité), qui la structurent.
Georges Canguilhem remarquait qu’en l’absence d’autocritique, la psychologie était destinée à demeurer une idéologie : en ne voulant être qu’« un instrument sans savoir de qui ou de quoi il est l’instrument », le psychologue devient l’instrument des intérêts dominants – il contribue à mettre l’homme « à sa place, à sa tâche »5. Cela vaut pour le psychopédagogue actuel : au défaut d’autocritique épistémologique répond celui d’autocritique relative au rôle social et politique de la discipline. Il y a là un cercle vicieux, le cercle de l’idéologie. Pour Marx, c’est la « pratique révolutionnaire » qui brise ce cercle, la coïncidence de la transformation des circonstances et de la transformation des hommes : les hommes se forment à l’autonomie et l’expérimentent dans des actes qui les éduquent en retour. En l’absence d’un tel cercle pratique, vertueux, on peut seulement espérer que des éducateurs, ou des institutions d’enseignement, osent faire un pas en dehors, mettent en question le statut de leur discipline, leur rôle social, et les bénéfices matériels et symboliques qu’ils en obtiennent.
Pour ma part, Covid « aidant », le courage a manqué, et je n’ai jamais présenté les examens de seconde session : le cul-de-sac universitaire donnait en fait sur une impasse.
1 Le présent article se base sur une expérience personnelle effectuée à l’Université de Liège lors de l’année académique 2019-2020 : on vérifiera son bien-fondé en consultant les syllabi idoines.
2 Castoriadis commente la troisième des Thèses sur Feuerbach de Marx (1845) – qui pose la question « Qui éduquera les éducateurs ? » – notamment dans « Héritage et révolution » et « Psyché et éducation », tous deux repris dans Figures du pensable, Paris, Seuil, 1999.
3 Les ouvrages classiques de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron sont Les Héritiers et La Reproduction, Paris, Éditions de Minuit, 1964 et 1970.
4 La critique de l’approche par compétence dans son rapport à l’économie de la connaissance est menée à bien depuis vingt ans par l’Aped (Appel pour une école démocratique), dont on consultera le site www.skolo.org.
5 La critique philosophique de la psychologie, des premiers travaux phénoménologiques de Sartre au livre de Foucault Les Mots et les Choses (Gallimard, 1966), trouve son aboutissement dans l’article cité de Canguilhem « Qu’est-ce que la psychologie ? », repris dans Études d’histoire et de philosophie des sciences, Paris, Vrin, 1968.