Espace de libertés | Octobre 2021 (n° 502)

Le Juif et l’Arabe, d’une rive à l’autre


International

C’est sur l’invitation de son éditrice qu’elle a décidé d’écrire à la célèbre philosophe Hannah Arendt, voyageant entre le passé, la pensée du xxe siècle et les défis du présent. L’historienne Sophie Bessis apporte surtout la contradiction sur des points obscurs, voire absents, dans l’œuvre d’Arendt : la vision Orient-Occident, la question palestinienne et l’affrontement des nationalismes.

Vous êtes née à Tunis et avez passé votre vie entre la Tunisie et la France. Historienne et journaliste, vous venez de publier Je vous écris d’une autre rive : lettre à Hannah Arendt. Qu’est-ce qui vous a poussée à vous adresser à elle ?

Bien qu’elle soit née en 1906 et morte en 1975, Hannah Arendt parle de notre temps. C’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai eu envie de lui écrire parce que tous ses textes nous donnent des grilles d’analyse de notre époque Que ce soit au sujet des conflits comme la question israélo-palestinienne dont elle a beaucoup parlé, sur laquelle elle a rédigé beaucoup d’articles ; que ce soit sur celle de la fin d’un monde et du commencement d’un autre ou que ce soit sur le totalitarisme. On peut prendre dans ses œuvres majeures des outils de travail pour analyser le présent.

Vous avez deux principaux points communs avec Hannah Arendt : vous êtes juives toutes les deux et l’exil a marqué vos vies. Dans votre cas, vous êtes juive-arabe, une « particularité » dont elle n’a jamais parlé. Vous lui reprochez cette approche trop centrée sur l’Europe ?

Outre nos correspondances, j’ajouterais que la judaïté a marqué nos vies. Nous sommes toutes deux des juives incroyantes, il faut le préciser. La religion n’a pas de place dans nos analyses respectives. Mais cette judaïté – dans des périodes historiques particulièrement tragiques pour Hannah Arendt – fait que des vies personnelles sont tributaires de ce qui se passe dans la grande histoire, l’exil en est un exemple. Hannah Arendt a vécu le « triomphe » du nazisme et a été obligée de quitter son pays, l’Allemagne. Bien qu’elle soit devenue américaine, Hannah Arendt est une intellectuelle européenne. Jusqu’au milieu du xxe siècle, l’idéologie de la supériorité de la civilisation européenne était générale, à quelques très rares exceptions près. À l’intérieur de cette idéologie fédératrice des intellectuels, la gauche se caractérisait par un regard plus empathique vis-à-vis des peuples du Sud, mais ils ne contestaient pas pour autant la suprématie de la civilisation occidentale. Hannah Arendt est tributaire de cet habitus de pensée. Or, les Juifs d’Orient étaient des Orientaux avant tout. Pourquoi ne l’a-t-elle pas pris en considération ? Parce qu’ils faisaient partie de ce vaste Orient, forcément inférieur à la civilisation occidentale. Son analyse globale était visionnaire, beaucoup plus éclairée et éclairante que celles proposées par d’autres personnes de son époque. Mais elle comporte une aporie : la non-prise en compte du judaïsme oriental. Je le lui reproche pour une raison très simple. À partir du moment où l’on essaie d’examiner la question israélo-palestinienne, la question des Juifs d’Orient est une question centrale.

Parlez-vous également des Juifs qui ont été forcés de quitter des pays arabes parce qu’on leur a demandé de s’installer en Israël ?

Le sionisme – le nationalisme juif donc – et le nationalisme arabe sont parfaitement complémentaires. Ils se sont toujours opposés bien évidemment, mais ils partagent une matrice commune, à savoir la création de peuples supposés devoir être homogènes : les Juifs d’un côté, les Arabes de l’autre, avec une peur obsidionale de l’altérité et par conséquent le refus de l’Autre. C’est là qu’Hannah Arendt nous apporte des outils d’analyse extrêmement intéressants dans la mesure où elle a beaucoup étudié les nationalismes, en tant que matrices du totalitarisme. C’était une anti-nationaliste. Cela nous rapproche, car je le suis également. Il faut faire très attention, la confusion est courante entre la lutte de libération nationale – légitime et historiquement nécessaire – et le nationalisme. En tant qu’anti-nationalistes, nous récusons l’idéologie nationaliste, car elle est porteuse d’un refus absolu de l’altérité. D’un côté, le sionisme avait besoin des Juifs orientaux pour construire l’État d’Israël naissant, dans la mesure où le prolétariat juif européen avait été exterminé par les nazis. Et de l’autre côté, à partir des luttes d’indépendance à la fin des années 1940 pour les pays du Moyen-Orient et à la fin des années 1950 pour les pays du Maghreb, le nationalisme arabe a refusé les minorités. La minorité juive – au même titre que d’autres minorités – a été forcée, selon différentes modalités, à quitter les territoires dans lesquels elle vivait depuis des siècles, sinon depuis des millénaires.

Israël est un pays extrêmement hétérogène en réalité. Les minorités juives sont tout à fait différentes les unes des autres. © Emmanuel Dunand/AFP

Vous citez l’écrivain austro-hongrois Theodor Herzl : « Une nation est un groupe d’individus liés par un ennemi commun. Il faut donc que dans l’imaginaire israélien, l’Arabe d’aujourd’hui remplace l’Européen d’hier comme figure emblématique d’une menace existentielle. » Hannah Arendt appelait cela la « solidarité négative » et elle disait qu’elle était terrifiante. Pouvez-vous nous expliquer en quoi elle est toujours présente de nos jours ?

Hannah Arendt en parlait dans un autre contexte, mais je reprends cette formule parce qu’elle me semble extrêmement éclairante. Que serait l’État d’Israël s’il n’était pas constamment en guerre ? C’est un pays extrêmement hétérogène en réalité. Les minorités juives sont tout à fait différentes les unes des autres. Dans la mesure où le sionisme est une idéologie née en Europe, elle a voulu réduire la pluralité juive à l’histoire des Juifs européens. Il ne faut pas oublier que, jusqu’au xixe siècle, les Juifs ont été beaucoup plus persécutés en Europe qu’ils ne l’ont été en Orient. L’État d’Israël se caractérise par une société hétérogène avec une pluralité politique et idéologique capitale, et ce qui fait le lien est cet ennemi commun qu’est l’Arabe. Aujourd’hui, l’extrême droite est malheureusement majoritaire en Israël et l’hyper-nationalisme – qu’il soit laïc ou religieux – est un ciment. Ce processus passe parfois par l’extrême valorisation d’un adversaire réel et parfois par la création de toutes pièces d’un ennemi.

Vous êtes sans complaisance envers le nationalisme juif/israélien et le nationalisme palestinien/arabe. S’agit-il là d’un autre point commun avec Hannah Harendt ?

Je parle plus du nationalisme arabe que du nationalisme palestinien. Que les Palestiniens revendiquent les droits qui devraient être les leurs, qu’ils revendiquent leur place et un État à eux relève de la libération nationale et non du nationalisme. Comment va se résoudre la question palestinienne ? Bien malin celui qui peut y répondre. Évidemment, il y a la solution des deux États, mais aujourd’hui, la colonisation israélienne de ce qui reste de Palestine est tellement importante qu’on se demande comment la chose pourrait se réaliser. Le nationalisme arabe, en revanche, doit faire l’objet de la même critique que le nationalisme juif parce que l’un comme l’autre sont extrêmement discriminants et excluent l’Autre de leur sphère. Les nationalismes reposent sur l’unicité, alors qu’être un, sans tenir compte de la multiplicité, c’est le contraire de l’humanité.